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L’émotion de cette courte scène se perdit dans le tumulte général. La folie était à son comble. Les uns proposaient de brûler l’arsenal et de reprendre les drapeaux ; d’autres, de fusiller Bazaine. Le capitaine de carabiniers, dans un paroxysme de fureur, cria : « Le rappel ! le tocsin ! Aux armes ! aux armes !… » Carrouge et le commandant Loperche firent une proposition : « Les plus résolus se réuniraient à neuf heures du soir, sur la route de Sarrebrück, pour essayer de trouer.

— Partons, dit Du Breuil à Judin.

Il ressentait un dégoût, une amertume inexprimables. Il avait hâte de quitter ce lieu d’agitation stérile. Les mots prononcés par d’Avol le perçaient d’autant de plaies ; ceux qu’il n’avait pas dits les envenimaient encore. La pensée d’Anine dressait entre eux comme une forêt de glaives. Ils étaient séparés par des steppes glacés, des déserts brûlans, tout un monde. Et dire qu’il y a deux mois, ils étaient deux amis, deux frères ! Pourquoi, comment en étaient-ils venus là ? Du Breuil ne parvenait pas à se l’expliquer. La rupture à vif en saignait davantage. Il trouvait à sa douleur une âpre volupté, une frénésie d’aversion si aiguë qu’elle en devenait enivrante. Sa haine avait la violence de l’amour.

Dans la rue, un tumulte insolite les frappa. Des ouvriers, des bourgeois, des femmes couraient dans la direction de la place d’Armes, d’où s’élevaient des rumeurs confuses. Des hommes saisissaient de vieux fusils, des sabres, des piques. Ils aperçurent, en traversant la place Saint-Louis, quelques forcenés qui lacéraient avec des cris de mort la dernière proclamation de Coffinières.

— L’avez-vous lue ? fit Judin.

Sur un signe de réponse négative, il en cita les traits essentiels : « Metz succombait avec honneur !… Jamais, dans les fastes militaires, une place de guerre n’avait tenu jusqu’à un épuisement aussi complet de ses ressources… Quatre ou cinq jours de résistance n’auraient d’ailleurs d’autre résultat que d’aggraver la situation des habitans, etc. »

— Oui, la poudre aux yeux ! reprit Judin, la seule que ces messieurs emploient. J’étais rouge de honte, hier en lisant ça : car les marchés regorgent ; il reste des milliers de chevaux à manger, du vin, du café, de l’eau-de-vie, de la poudre, des obus, des cartouches, cent cinquante mille hommes prêts à mourir… et l’on ose !…