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LE DÉSASTRE.

n’était pas mort, c’était impossible !… « Ainsi j’existe, pensait-il, je vais, je viens. C’est moi, le révolté qui subis la loi du sort. Et Restaud le résigné, Restaud qui m’a servi d’exemple, n’est plus ! » Respect de la discipline, courage à vivre, le mort lui avait insufflé son âme. Ce suicide même, apparent démenti d’une vie de volonté, ne diminuait en rien son ami. Il venait à l’appui de cette grande loi humaine : le sacrifice, stérile pour qui l’avait conçu, servant à d’autres… Et le pâle visage de d’Avol se dressait aussi obsédant, glacé d’ironie et d’insulte… Qu’était-il devenu, ce Jacques qu’il avait aimé jusque dans la haine, qu’il détestait maintenant de toute son affection passée ? Avait-il pu tenir sa parole ? Avait-il troué vraiment ? Et les autres, Barrus, Carrouge, les déterminés de la dernière heure, hantés par leur idée fixe ?

Il refit la route tant de fois parcourue. Un champ de bataille palpitant de corbeaux était moins fétide que ce pourrissoir de boue, avec ses immondices, restes de chevaux, tas d’intestins gonflés… En franchissant la porte de France, il vit sur les remparts trois officiers d’artillerie prussiens, en train d’examiner un canon dans une embrasure. À Metz, le spectacle n’était pas moins lugubre, femmes en deuil, magasins fermés, les rues étroites remplies de foule, soldats désarmés portant leurs petits paquets sous le bras, bourgeois aux fenêtres et aux portes, partout des Prussiens. Vainqueurs et vaincus cheminaient côte à côte, se rapprochant sans se mêler.

L’éternelle fanfare résonna. Des troupes allemandes défilaient. En avant des musiciens frappant sur leurs tambours plats, quelques soldats dansaient d’une façon grotesque. Les hommes, bien tenus, bien nourris, regardaient avec curiosité au passage les officiers français, pâles, amaigris. Les officiers allemands détournaient la tête. Derrière le dernier peloton, il se fit une ruée, on entourait une voiture de sel. Des gens en mangeaient dans le creux de leur main. Des prolonges pleines de soldats français prisonniers se succédaient maintenant ; on les ramenait par charretées des camps où ils mouraient de faim et de froid. Beaucoup, exténués, roulaient des yeux vagues ; d’autres, tout raides, étaient morts en route. Un vieux capitaine qui rentrait dans une maison, appuyé sur deux béquilles, dit avec indignation à Du Breuil :

— Autant de moins à transporter en Allemagne ! Ces malheureux n’ont pas mangé depuis deux jours !…