Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
51
LE DÉSASTRE.

l’ordre en France. On demande aux chefs de corps de faire de nombreuses propositions pour la croix et la médaille. Les officiers toucheront la solde du mois de novembre. — Mais ce qu’on ne sait pas, ajouta-t-il d’un air mystérieux, c’est les termes du traité qu’emporte Boyer : Bazaine y stipule des pouvoirs si étendus qu’ils lui donnent la dictature. Et personne pour agir ! Les Messins ergotent et se disputent comme les Grecs de Byzance. Il y a des momens où j’ai envie de pénétrer chez Bazaine et de lui brûler la cervelle. On me fusillera, qu’est-ce que ça me fait ?

Il eut un geste désespéré, son exaltation grandit :

— Regardez : les routes sont des rivières, les bivouacs des marais, les tentes ont pris la couleur de la terre ; ne dirait-on pas, à voir leurs longues files, les tumulus d’un cimetière ? Ces hommes en loques sont des spectres plutôt que des soldats ! Voilà ce que Bazaine a fait de la plus belle armée de la France. Mais qu’il y prenne garde, un vengeur peut se lever !

Brusquement, il tira un papier de sa poche, dit : — « Tenez, lisez cela ! » et s’éloigna rapidement. Cela, c’était une proclamation manuscrite des gardes nationaux de Metz à leurs frères de l’armée, un appel aux armes. — À quoi bon ? songeait Du Breuil avec rage. L’armée se résignera, parce qu’elle est impuissante. Et la ville ? Que peut-elle ?… Mais s’avouer cela lui était la pire humiliation. Étre ainsi ligotté, jugulé, étouffé ; vouloir et ne pouvoir, ne rien être, ne rien oser, avoir aux poignets les menottes, au cou le carcan du devoir et de l’obéissance passive !…

Le dimanche 23, par un temps affreux, il allait à Metz ; il fut surpris de rencontrer en route d’Avol, monté sur un pur-sang plein de feu. Les deux mains libres, il maîtrisait de la gauche, avec un tact sûr, la bête indocile. Sans le vouloir, il éclaboussa d’une ruade Du Breuil, qui fronça le sourcil, en secouant sa manche tachée. D’Avol s’arrêta, mécontent ; et avec un sourire agressif :

— Il a besoin d’être sorti, il ne demande qu’à charger !

— Un nouveau cheval ? fit Du Breuil.

— Oui, des écuries de l’Empereur. Le prince d’Eylau me l’a vendu. Je le nourris du meilleur blé.

— Tu te mets bien ! Le maréchal a pourtant défendu la semaine dernière de nourrir ainsi les chevaux, fit Du Breuil en essayant de sourire, mais son aigreur perçait.

D’Avol dit :