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dans notre littérature européenne actuelle, le pouvoir rayonnant de toute œuvre de marque, en quelque langue qu’elle soit écrite ? — Cette réserve une fois faite, il est légitime de constater, avec Sainte-Beuve, que, faute d’une connaissance plus exacte des choses allemandes, les imitations d’œuvres germaniques furent, pour nos premiers romantiques, « moins voisines de leur pensée qu’on ne le supposerait à distance. » Mais ajoutons bien vite que cette ignorance assez générale n’a pas été sans exceptions notables et significatives.

Parmi les ignorances des romantiques en fait d’Allemagne, une des plus répandues et des plus graves a été l’ignorance de la langue. Bien peu d’entre eux ont eu souci de comprendre ce que Musset appelle dédaigneusement les « grogneries allemandes. » Volontiers ils affectent, comme ce même Musset, de mettre en tête de leurs œuvres des épigraphes en allemand. Il n’est pas certain qu’ils les comprennent toujours. Est-ce que Philarète Chasles, grand clerc, à l’entendre, en la matière, n’a pas traduit le fameux ]ers de Faust : [Ich] heisse Magister, [ich] heisse Doctor gar, par ces mots : « Je suis professeur, je suis le docteur Gar ? » Il n’en faut pas tant pour échouer au baccalauréat... On a vite fait de citer ceux de nos romantiques qui ont étudié la langue de Gœthe : Stendhal, qui l’a apprise non sans peine, et d’ailleurs incomplètement ; Dumas père, qui, à vingt ans, en avait quelque teinture, si on l’en croit ; Charles Nodier, peut-être, qui avait étudié à Strasbourg et qui avait séjourné en Autriche ; enfin, Eugène Deschamps, Henri Blaze, Gérard de Nerval, ce « commis voyageur littéraire de Paris à Munich », comme l’appelle Sainte-Beuve[1]. Encore Heine écrivait-il de lui : « J’ai bien aimé Gérard, mais il est trop classique et il ne sait pas bien l’allemand. » — Il n’en fut pas de même après 1830, avec les Quinet, les J.-J. Ampère, les Marmier, bons connaisseurs de la langue comme de la littérature allemande. Mais, dans les deux cénacles romantiques, l’ignorance a été la règle, et on a lu les auteurs allemands dans des traductions, la plupart médiocres. On ne les en a pas moins goûtés, d’ailleurs.

En ce qui touche l’Allemagne elle-même, les connaissances étaient plus précises. On avait, outre le livre de Mme de Staël, les

  1. Sur les relations de Gérard avec l’Allemagne, voir, outre l’étude récente d’Arvède Barine dans la Revue, une étude de M. Louis-P. Betz dans le Gœthe-Jahrbuch (1897) : Gœthe und Gérard de Nerval.