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A soixante-dix-sept ans, il apprit que son fils cadet venait de mourir à bord du bateau qui le ramenait des Indes, que le corps était resté dans la Mer-Rouge. « La pensée de la mort de Lionel, disait-il, me brise le cœur ; il était si jeune et si plein de promesses ! » Il adoucit sa peine en travaillant avec plus d’acharnement à un nouveau poème, qui parut au mois de décembre de la même année. Les poètes ont des douleurs et des consolations que ne connaissent pas les autres hommes ; par une grâce du ciel, Tennyson était plus savant dans l’art de se consoler que dans l’art de souffrir.

A ses deux grands chagrins il faut en ajouter beaucoup de petits, causés par des contrariétés trop vivement ressenties, par l’excessive délicatesse d’un épidémie tendre aux mouches. Il y avait en lui un singulier contraste. Cet homme de haute taille, bien découplé, aux larges épaules, à la large poitrine, au large front couronné d’une épaisse chevelure noire, à l’œil ardent, au teint olivâtre, à la voix métallique, aux longs doigts terminés par des ongles carrés, était si vigoureux qu’un jour il enleva dans ses bras son petit poney, broutant dans une pelouse, et que quelqu’un s’écria : « Alfred, il n’est pas juste que vous soyez à la fois Hercule et Apollon ! » Cet Hercule conserva sa vigueur jusque dans sa vieillesse. Presque octogénaire, son pas était si rapide qu’on avait peine à le suivre ; tous les jours, il marchait pendant deux heures, et dans les vingt dernières minutes, il trottait. Méprisant les parapluies, il bravait les averses, enveloppé dans son long manteau de couleur sombre ; de temps à autre il s’arrêtait pour secouer son chapeau aux larges bords, alourdi par l’eau du ciel, et il se moquait « des douillets qui s’acagnardent au coin de leur feu. »

Mais l’Apollon logé dans ce corps d’Hercule avait les nerfs fort irritables et facilement agacés. Il disait à son fils « qu’il était moins sensible au plaisir d’être admiré, encensé, qu’à la souffrance que lui causait la moindre critique, fût-elle dirigée contre l’ongle du plus petit doigt de ses pieds. » — « Comme tous les Tennyson, j’ai le sang noir, et je me rappelle toutes les méchancetés qu’on a pu me dire, je ne me souviens guère des éloges. » Il exagérait beaucoup : il se remettait bien vite de ses émotions, il oubliait bientôt ses chagrins, son sang noir ne le tourmentait pas longtemps. Il sentait lui-même que, si sa peau avait été plus épaisse, plus dure, plus coriace, il n’aurait pas été Tennyson : qu’il n’aurait pas eu cette finesse de touche, cette délicatesse de pinceau que vantaient justement ses admirateurs. Aussi bien sa famille était-elle attentive à lui épargner autant que possible les piqûres, les égratignures. Pendant cinquante-deux ans, il ne publia pas un seul