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S’il est vrai que le bonheur est une comparaison, le souvenir de l’incommode masure qui avait abrité sa lune de miel rendit sûrement plus vifs les plaisirs qu’éprouvait le possesseur de Farringford et d’Aldworth, en arpentant ses deux admirables terrasses ; et on peut croire aussi que le fâcheux accueil fait à ses premiers vers, les mortifications infligées jadis à son amour-propre étaient un assaisonnement qui donnait plus de prix à toutes les louanges qu’on lui prodiguait. Il possédait dorénavant tout ce qu’il avait désiré et d’autres choses encore, qu’il n’avait jamais songea souhaiter. En novembre 1850, héritier de Wordsworlh mort depuis peu, il avait été nommé poète-lauréat, par l’intercession du prince Albert, amoureux de son talent. Plus tard, on voulut le nommer baronnet, il refusa. En 1883, on lui offre la pairie, et cette fois il accepte : « Puis-je refuser un honneur, écrivait-il à un ami, qui, comme le dit Gladstone, est fait en ma personne à toute la littérature ? Toutefois, étant de la race des nerveux, des sensitifs, j’ai eu des heures de grand ennui : il me tardait d’échapper aux commentaires et aux médisances des journaux. » Le voilà devenu Alfred lord Tennyson ; mais son titre lui semblait moins glorieux que son nom ; il était moins fier de siéger à la Chambre haute, où il ne siégea guère, que d’avoir composé certain poème dont il s’était vendu en peu de temps près de 60 000 exemplaires.

Il y a toujours du mérite à être heureux. Quelques complaisances qu’ait pour nous une destinée bénigne, on n’en jouit pleinement qu’à la condition d’avoir l’esprit et le caractère bien faits. Aide-toi, et le ciel t’aidera. Tennyson a beaucoup aidé à son bonheur. Il n’eut jamais de convoitises déraisonnables, de désirs absurdes, d’espérances chimériques. Sa seule ambition fut d’être un grand poète. Il l’avait eue dès son enfance ; à cinq ans, il faisait déjà des vers ; à douze ans, il avait composé un poème épique, « plein, disait-il, de batailles, de marines et de montagnes » ; à quatorze ans, il avait écrit un drame en vers blancs. Il était le quatrième de douze enfans, huit garçons et quatre filles, qui tous avaient l’imagination fort éveillée, et dont le principal amusement était d’écrire sous forme de lettres des histoires, qu’on déposait sous les légumiers et qui étaient lues à haute voix après le dîner. Mais ils reconnaissaient tous Alfred pour leur maître, pour leur plus brillant conteur, pour le coryphée de la troupe. « Ma tante Cecilia, écrit son biographe, raconte que dans les longues soirées d’hiver, au coin du feu, le petit Alfred la faisait asseoir sur ses genoux, qu’Arthur et Mathilde s’appuyaient l’un sur son épaule droite, l’autre sur son épaule gauche, que le bébé Horatio se logeait entre ses jambes,