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sous les pommiers du verger. » Près du village coulait un ruisseau aux bords escarpés et fleuris, dans lequel flottaient de longues mousses. Jusque dans sa vieillesse, il s’est souvenu de ce ruisseau. La mer n’était pas loin, et « nulle part, dit-on, elle n’est si sauvage et si bruyante, nulle part les vagues ne sont plus hautes, nulle part les brisans n’ont un rugissement plus semblable au fracas du tonnerre. « Oubliant le feu qui ne s’éteint point, le neveu de Mrs Bourne passait des heures à contempler ces vagues, à écouter ce tonnerre. — L’esprit souffle où il veut, — et quand certaines fumées montent au cerveau, quelque matière en fusion qu’on jette dans ce moule, il en sort des chevaliers errans, des enchanteurs, des fées. En conversant avec tel laboureur des environs, Tennyson crut plus d’une fois avoir affaire au roi Arthur, qui lui disait ses secrets, et plus d’une fois, faute de mieux, la dame de ses pensées lui est apparue sous les traits de la gouvernante de ses sœurs. On a conservé une lettre qu’il lui adressait à l’âge de douze ans : il l’appelait sa chère, son incomparable dulcinée, l’âme de son âme, l’adorable maîtresse de son cœur, et il célébrait la splendeur de ses charmes et ses angéliques perfections. M. Palgrave aurait dû représenter à Taine que ce qui inspire les poètes, ce n’est pas tant ce qu’ils possèdent que ce qui leur manque.

Sa vocation avait été précoce ; il lui est demeuré Adèle ; né poète, il ne se piquait point d’être autre chose. Il n’affecta jamais de mépriser le talent qui avait fait sa gloire et jamais il ne se vanta d’en posséder d’autres que le ciel lui avait refusés. Il ne se flattait point d’avoir le génie des affaires ; il s’est contenté d’administrer sagement son bien, de faire tous les ans sa balance, et il n’a pas connu ces mortels embarras d’argent qui tuent le bonheur. Il ne se croyait pas un grand agriculteur ; il lui suffisait d’embellir son jardin, qu’il ne trouva jamais trop petit. Il ne se targuait pas non plus d’être un grand politique, et il ne s’est point soucié de jouer un rôle dans la Chambre des lords. Il faisait grand cas du bon sens. Il se plaignait un jour que ce don précieux eût manqué à Shelley, et une femme lui ayant répondu : — « A la bonne heure, mais le Christ avait-il le sens commun ? » — il répliqua : « Il en avait, madame, plus que vous et moi. »

Esprit très cultivé, très orné, il s’intéressait à tout, à la science comme à la littérature, comme à la théologie, sans avoir la prétention d’être un théologien ou un savant ; le sens commun lui avait appris que chacun a ses aptitudes particulières, et que le métier de poète demande un homme tout entier. Toute sa vie, qu’il compulsât de vieilles chroniques ou relût son Pindare en grec, le Cantique des Cantiques