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et mordent. Il vit, comme vécut Banville, dans ce que j’appellerai l’état de grâce lyrique.

Il est grand conciliateur. Il concilie, dans ses Sonnets païens, l’ardeur charnelle et l’idéalisme ou le sentiment religieux. Il concilie, dans ses Contes, le lyrisme et la scatologie joviale. Dans Iseyl, il ne distingue plus le Bouddha de Jésus, Iseyl de Madeleine, ni Madeleine de la Dame aux Camélias. Dans les Drames sacrés, il a fait une chose surprenante : non seulement il a converti Salomé et Barrabas ; mais, de l’histoire de la Passion, il a tranquillement supprimé le baiser de Judas, parce que ce baiser lui faisait trop de peine. Et dans Tristan de Léonois, il concilie Wagner et Loïsa Puget.

Son malheur, c’est d’être devenu peu à peu, comme écrivain, aussi indulgent à lui-même qu’il l’était aux autres. Son premier livre de vers, qui était beau, d’une forme très ample, comme j’ai dit, mais encore suffisamment nette et arrêtée, il l’a recommencé cinq ou six fois en des sortes de « répliques » de plus en plus pâles et diffuses. Il a glissé de bonne heure à la littérature lucrative, ce qui n’est pas du tout un crime, mais ce qui a presque tué en lui le noble artiste qu’il était. Il a eu le courage effroyable, chaque semaine pendant vingt ans, c’est-à-dire un millier de fois, de combiner (à peu de frais d’ailleurs) des histoires mal odorantes où le Cassoulet, le dieu Crépitus, et une autre lune que celle des romantiques tenaient implacablement les principaux rôles. Et, d’une autre façon encore, moitié disposition naturelle, moitié calcul permis, mais combien déplorable ! il se pliait au goût de la foule, condescendait à la romance la plus éhontée, ou à la « religiosité » la plus vague et la plus veule. Et sa prose et ses vers allaient toujours se diluant, perdant leurs angles et leurs arêtes, noyant incorrections et impropriétés dans une harmonie molle et fluente. Triste exemple d’un vrai poète mangé ou, plus exactement, dissous et décomposé par le journal et le théâtre. — O George Sand (si l’on veut bien me passer cette prosopopée), que dirait votre grande âme en retrouvant aujourd’hui le filleul pour qui vous écrivîtes une si belle préface ? Vous le plaindriez ; vous l’aimeriez toujours ; mais sans doute vous lui en voudriez un peu.

C’est encore cette molle bonté et, dans la forme, cette facilité « floue » qui font la faiblesse de Tristan de Léonois. Cette admirable histoire de l’amour fatal, plus fort que la loi, plus fort que la mort, et qui, étant absolu, se crée une légitimité mystérieuse, y prend une fadeur de romance. Elle n’apparaît plus du tout terrible, tant le langage des amans y est douceâtre et banalement fleuri, et tant leur