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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre.


Nous voudrions ne rien dire d’une affaire sur laquelle nous n’avons, en effet, rien à dire, de cette affaire Dreyfus-Walsin-Esterhazy qui passionne si violemment l’opinion depuis une quinzaine de jours. Mais comment se taire, dans une chronique, lorsque tout le monde parle ? Il faut bien, même dans l’ignorance où nous restons de ce qu’on peut appeler les faits de la cause, constater l’émotion profonde qui s’est produite dans les esprits, et le désarroi dont ils ne sont pas encore revenus. Dreyfus est-il coupable du crime pour lequel il a été condamné ? On doit le penser, ou du moins le tenir pour constant, puisqu’il y a chose jugée. Mais nous vivons dans un temps de critique à outrance, où on a désappris à s’incliner docilement devant les simples raisons d’autorité. Avant de croire, on a besoin de comprendre. Notre esprit est devenu difficile ; il demande des explications et des preuves ; et, si on les lui refuse, il demeure hésitant et perplexe. Or, l’hésitation, dans une question comme celle dont il s’agit, ne va pas sans angoisses. Si Dreyfus est coupable, il a commis le plus grand de tous les crimes, et il n’y a pas dans la justice humaine d’expiation qui y soit égale. On parle de punir la trahison par la peine de mort. La Chambre des députés, le lendemain de la condamnation de Dreyfus, a voté dans ce sens une loi, qui est aujourd’hui pendante devant le Sénat. Un sénateur a même proposé de la mettre à l’ordre du jour de la plus prochaine séance, et de la voter au pied levé. C’est prendre la question par le côté purement matérialiste. Il n’est pas sûr que la peine de mort ne soit pas, dans sa rapidité, plus douce que celle que subit Dreyfus ; mais ce qui est certain, c’est que la suppression d’un homme n’a qu’un intérêt médiocre en pareille matière. Si Dreyfus avait été fusillé, la situation actuelle ne s’en serait pas moins produite. Aucun de ses caractères essentiels n’en aurait été modifié. Et qui sait si la revision du procès n’en aurait pas été rendue plus facile ? En tout cas, ce n’est pas ce qui aurait empêché M. Scheurer-Kestner de concevoir cette première inquiétude qui