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peuples déçus et dépouillés. Les espérances des Piémontais vont à Souvorof. Les démocrates émigrent vers Paris, réclamant du Directoire ce que le Directoire ne leur concédera jamais : « Unité de république, Convention italienne, l’Italie aux Italiens, plus de Cisalpins, de Toscans, de Romains, de Piémontais ; que le nom d’Italien soit désormais notre seul nom ! » Le reste, la grande masse du peuple, les petits propriétaires, n’aspire qu’à la paix ; ils appellent les Russes et les acclament quand ils paraissent.

Cependant Souvorof, en son camp d’Asti, reçoit des Piémontais[1]. Ils sont avides de voir ce libérateur des rois, ce Tartare qui se joue des Français comme Bonaparte se jouait des Autrichiens. Ils s’attendent à quelque monstre de guerre, à quelque Tamerlan ou Gengis-Khan, étrange et effrayant. Ils ont devant eux une sorte de fantoche, en costume d’opéra-bouffe, qui leur fait des pantalonnades : un petit homme, qui marche plié, comme s’il allait danser ; « le nez très court, avec une petite verrue sur le côté, les yeux vifs et noirs fort écartés, la bouche grande avec toutes ses dents » ; de gros bras, de grosses épaules, des cuisses grasses, des mollets énormes et des pieds qui ne finissent pas. « Il porte une petite veste de basin blanc, des culottes collantes de même étoffe, de petites bottes sans éperons ; la chemise avec un jabot excessivement haut, mais sale et chiffonné ; une petite cravate, large de deux doigts, et un casque de maroquin vert, avec un gros plumet de plumes de coq. » Le chevalier de Revel se fait annoncer chez lui et invoque l’amitié de son père pour le maréchal. Il trouve Souvorof sortant de table, disant ses grâces devant une image de la Vierge, qu’il porte avec lui et qu’il a accrochée à la tapisserie. Souvorof vient à Revel : — « Puisque vous êtes le fils de mon ami, vous êtes donc mon fils, et vous garderez toujours ce titre. » Puis, tandis que Revel parle, Souvorof lui prend les mains, lui prend les épaules, s’accroupit à terre, se relève, fait des signes de croix en appuyant la tête sur la tête de Revel, sur ses épaules, sur son ventre ; il le baise en croix sur le front, sur les joues, au menton. Enfin, il le fait asseoir. Revel était homme du monde. Ces contorsions de Tartare le déconcertent ; mais encore plus la netteté avec laquelle Souvorof parle le français, les connaissances qu’il déploie, la force et la sagesse de ses vues. Des généraux

  1. M. Costa de Beauregard : Un Homme d’autrefois. — Bianchi, Storia della monarchia piemontese.