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Vinrent les années de Pierre ; un courrier parut ici, apportant de graves nouvelles, la bataille de Narva perdue par les nôtres, l’Empereur obligé d’accroître l’armée, l’ordre partout donné de livrer aux commissaires les canons existant sur les remparts des villes, de fondre les cloches inutiles ou de les envoyer aux fonderies impériales pour être façonnées en coulevrines, bombardes et fauconneaux.

Le hasard des batailles nous imposant un sacrifice, il fallait du moins que le sacrifice fût digne de l’Empereur. Nos frères n’hésitèrent pas. « Fondons la vieille de Novgorod, Jeanne la Veillante, dirent-ils en conseil ; elle a déjà été canon, elle connaît bien le goût de la poudre ! » On la descendit, avec un cantique, du haut du clocher ; elle, en clochant au bout des cordages et sonnant à petits coups, comme pour un glas, vint se reposer à terre ; on eût dit un vieux boyard qui regrette sa demeure et s’ébranle lourdement pour la guerre à l’appel du tsar. Nous avions alors au monastère, — peut-être l’avons-nous encore, — un creuset de fondeur ; nos frères firent donc eux-mêmes la besogne.

Ah, capitaine ! la belle pièce qui sortit du moule ! Et juste du calibre impérial : ils l’avaient bien calculée. Elle portait sur le corps l’écusson de Moscou, un verset de l’Écriture, le nom de la communauté, tous signes propres à la faire reconnaître pour nôtre ; pourtant nos frères ne s’accommodèrent pas de l’abandonner au hasard des temps ; il lui donnèrent pour servans deux novices qui en avaient vu de toutes sortes dans leur âge et qui n’étaient pas novices au fait de se battre. Le frère procureur, en signant leur feuille de route, inscrivit sur cette feuille que le canon était nôtre, et que nous le prêtions seulement à l’Empereur ; le frère imagier leur peignit une image de Sainte Barbe, pour être clouée sur l’affût ; eux, promirent de n’abandonner jamais la Veillante, de la ramener un jour au monastère, si telles étaient la grâce de Dieu et la volonté du tsar. Et voilà ! Ils partirent un matin, bénis par leur abbé.

Des années avaient passé ; on se souvenait encore de Sœur Jeanne, mais on n’espérait plus la revoir, quand arriva le jour choisi par Pierre pour la bataille de Poltava. Nos servans accompagnaient toujours notre cloche, je veux dire notre canon, enfin elle, la Veillante ; ils la rangèrent à sa place de bataille, dans ces champs de l’Ukraine. Devant eux, un bois où s’ouvrait une brèche et, dans cette brèche, des fortifications déterre comme on