Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/832

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II

Certes, la spéculation a peu de scrupules ; elle n’a guère souci des ruines qu’elle entraîne. Nulle part, le « chacun pour soi » n’est pratiqué avec une désinvolture plus cynique qu’à la Bourse. La finance a ses hommes de proie, pareils aux fauves à l’affût, qui épient l’occasion de surprendre la bonne foi des naïfs et de dévorer les économies des simples. Mais, nous l’avons dit[1], ce n’est pas derrière les colonnes de la Bourse ou les guichets des banques que sont embusqués les pires détrousseurs de l’épargne. Les actes de brigandage les plus coupables sont tramés ou accomplis dans les petits comptoirs en relation avec le petit public, à l’aide des agences véreuses qui fourmillent dans les grandes villes.

Ils sont nombreux, les louches cabinets d’affaires ou les basses officines de change, vrais coupe-gorge financiers, où d’habiles escrocs, se parant pompeusement du nom de banquiers, exploitent l’ignorance des petites gens à l’aide de prospectus mensongers ou attirent à eux les économies populaires et les placemens des petits bourgeois, grâce au mirage d’intérêts excessifs. Tel ce Mary Raynaud qui allait jusqu’à payer à ses comptes de dépôt un intérêt de 10 pour 100 par mois, sauf à lever le pied, une fois sa caisse remplie par les versemens de ses dupes. Encore ces voleurs sans vergogne, pressés d’emporter le magot, ne sont-ils pas les plus nuisibles, car leur trop grossière industrie ne peut être exercée longtemps. Les plus funestes de ces parasites de la finance sont peut-être ceux qui s’appliquent à mettre la spéculation à la portée de toutes les mains, publiant des circulaires gratuites, tentant les petites bourses par le chiffre minime des couvertures exigées de leurs cliens, fractionnant les quantités de titres sur lesquelles il est loisible d’opérer à crédit, ou permettant aux joueurs sans argent de se coaliser à plusieurs pour entreprendre des opérations de Bourse. Grâce à ces petits comptoirs et à une certaine presse, vraie racoleuse de la spéculation, l’habitude du jeu et le goût de l’agiotage descendent chaque jour plus bas. « La Bourse pour tous », comme disait avec orgueil un prospectus. Les spéculations les plus dangereuses, par le moyen des intermédiaires les plus suspects, voilà ce qu’offre, à notre démocratie, une nuée de pseudo-financiers,

  1. Voyez la Revue du 15 février 1897.