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charme. Des maisons qui furent sans caractère nous plaisent par un air de vétusté : les ruines sont plus belles que les palais. Et les êtres que nous avons perdus, quand ils nous regardent de là-bas, ont dans leurs yeux des tendresses que nous n’avions pas soupçonnées. Comment expliquer ce phénomène qui de sa nature semble indéfinissable ? Platon eût dit qu’il y a une « idée » des êtres ; tant qu’ils tombent sous nos sens, elle est cachée par des couleurs trop vives qui nous la dérobent, par la matière trop grossière qui l’étouffe ; à mesure que la matière se subtilise, que les couleurs s’effacent, que les nuances s’harmonisent, l’idée reparaît et elle est d’essence divine. Le passé est le grand artiste qui fait surgir d’un fond d’ombre les lignes pures de la poésie.

Aussi n’y a-t-il rien de contradictoire entre une conception suffisamment large du naturalisme et la conception elle-même de la poésie. Une école naturaliste n’est pas nécessairement une école de prose. Si l’on voulait citer d’admirables modèles de poésie naturaliste, il ne serait besoin d’aller les chercher ni très loin, ni hors de la seconde moitié de ce siècle. On les trouverait dans les Poèmes antiques, dans la Légende des siècles, dans certaines pages de Renan auxquelles il ne manque vraiment que la cadence du vers. Ce sont autant d’exemples d’une poésie objective et qui vaut par la rigueur des procédés. Même les romanciers naturalistes n’étaient pas dénués de toutes facultés poétiques. Quoique le titre de « poète épique », dont il est passé dans l’usage de saluer M. Zola m’ait toujours paru une mystification, on ne peut contester qu’il n’ait beaucoup d’imagination. Mais au lieu de l’appliquer au passé, il l’applique au présent, en sorte qu’elle a nui à la netteté de son observation et lui a servi à déformer la réalité.

Comme elle est essentielle à la notion de poésie, de même l’idée de passé ne se sépare pas de la notion de l’art. En effet on ne saurait donner de l’art une définition qui n’implique l’idée d’une succession dans le temps, qui ne suppose de multiples efforts, une série de tentatives dont beaucoup ont avorté, et quelques-unes n’ont pas péri tout entières. Des formes se sont essayées à naître qui n’étaient pas viables, d’autres ont été tentées, rejetées, reprises, qu’on voit reparaître modifiées au cours de ce long voyage d’aventures à travers les cercles où s’élabore la vie artistique. Bien des nouveautés, qu’on salue avec un enthousiasme de révolutionnaires, sont les parties oubliées d’un héritage auquel nous nous vantions d’avoir renoncé. Quelle folie de croire qu’on puisse être jamais indépendant de la tradition ! Elle agit en nous sans que nous le sachions. Donc il vaut mieux le savoir. Et dans le cas des naturalistes, comme il eût mieux valu pour eux se rendre compte