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chasses. C’est un petit féodal. Un trait nous montre que tous ses sentimens, et même sa piété d’enfant nerveux élevé par les prêtres, se ramènent à l’orgueil. Un jour, il a rossé un de ses cousins qui s’avouait incapable de se laisser martyriser pour sa religion. C’est que, un peu auparavant, Jean avait assisté à une procession qui amenait dans la chapelle du séminaire les reliques d’un enfant martyr trouvées dans les catacombes. L’enfant était figuré en cire, très joli, vêtu de pourpre, la tête penchée sur la poitrine, avec une plaie saignante au cou. Les cloches sonnaient, les musiques jouaient, on jetait des roses ; les femmes criaient : « Comme il est beau ! » « Le cardinal lui-même avait accompagné le corps depuis Rome. » Et Jean a longtemps rêvé d’être le héros d’une fête pareille. Ce qu’il a aimé dans le martyre, c’est la gloire du triomphe et c’est l’adoration des foules…

Ce petit féodal exalté a vu avec dépit, avec colère, son père s’allier à des industriels pour l’exploitation d’une mine découverte dans son domaine, et sa sœur épouser l’ingénieur Georges Boussard. — Cette mine, qui viole sa seigneurie terrienne, est pour Jean de Sancy comme une ennemie personnelle. Une nuit, en ouvrant une écluse, Jean inonde les galeries, qu’il croit —vides à cette heure-là. Mais un ouvrier est resté au fond. On rapporte son cadavre ; et Jean, bouleversé de repentir (sans toutefois avouer sa faute), jure de consacrer toute sa vie au service des ouvriers : « Des hommes meurent pour nous, je veux me dévouer à eux. »

Je dois relever ici un malentendu moral (voulu par l’auteur, je n’en doute point), qui sera l’origine de tous les autres malentendus intérieurs où l’âme de Jean finira par sombrer. Si personne n’était resté au fond du puits de sondage, Jean, selon toute apparence, jouirait tranquillement de son exploit. Ce pour quoi le bon abbé Charrier l’exhorte à faire pénitence, et ce qui arrache à l’enfant nerveux son grand serment d’expiation, c’est qu’il y a eu mort d’homme en cette affaire. Mais, dans la réalité, le plus grand « péché » de Jean de Sancy, ce n’est point ce meurtre accidentel, c’est bien l’inondation de la mine, c’est d’avoir détruit, par un caprice vaniteux, une somme énorme de travail humain, et d’un travail dont les fruits ne lui appartenaient pas. Or, cet attentat d’un monstrueux égoïsme, l’abbé Charrier n’y pense plus, et Jean semble n’en avoir pas conscience. L’horreur physique du crime involontaire et inattendu lui cache le crime prémédité. Tandis que Jean de Sancy, les nerfs secoués par la vue du sang, jure d’expier le plus « impressionnant » de ses deux crimes, il oublie totalement l’autre, le pire, le forfait d’orgueil : en