Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cela est beau, cela est vrai, cela est profond. Mais il est fâcheux que cette évolution morale soit si soudaine et que l’auteur ne nous ait pas mieux montré, auparavant, l’indomptable orgueil persistant sous les gestes charitables de l’apôtre sans vocation. Ou, si vous voulez, il est regrettable que les signes de cet orgueil nous soient seulement « rapportés » ; qu’ils soient « en récit » et non pas « en action ». Et il est plus déplorable encore que le revirement spirituel de Jean se manifeste par des propos si outrés, si imprévus, et avec une brutalité si invraisemblable.

Jean avait promis une conférence aux ouvriers de Sancy. Il vient la leur faire. Il commence par leur dire : « Je ne suis plus propriétaire ici, j’ai vendu à mon beau-frère ma part des usines. Je donne un million à votre caisse de retraites. Maintenant je suis libre, et je puis parler. » Il parle, et leur expose les théories mêmes de Boussard, devenues les siennes ( « Impossible d’aider le prochain sans le dépasser » et : « En travaillant pour soi-même, on aide le prochain » ). Mais il les développe sous une forme dure, provocante et blessante à plaisir. Sans nul ménagement dans les mots, sans aucune mesure dans la pensée, il exalte emphatiquement, devant ces petits, « l’homme supérieur », et fait, devant ces ouvriers, l’apothéose du patron. Et, d’abord, il est un peu surprenant que cet homme, qui nous paraissait original, répète ici la leçon d’un autre, n’y mêle rien de lui-même, n’y ajoute rien, qu’une exagération de disciple. Mais surtout il est étrange que, de son christianisme des trois premiers actes, il n’ait rien retenu, absolument rien, pas même un peu de pitié, pas même le souci humain de ne pas blesser et chagriner inutilement ces ignorans, pas même un accent de sympathie un peu fraternelle pour ceux qu’il faisait profession d’aimer. Il est étrange, dis-je, que le féodal ressuscité ait à ce point dévoré le chrétien et même « l’honnête homme ». Car ce gentilhomme manque même, ici, de politesse.

Évidemment, il ne se gouverne plus. Et je crois bien qu’il échappe aussi à M. de Curel et lui glisse des mains. Un des auditeurs de Jean, ainsi provoqués sans raison, ayant dit que les capitalistes sont des « porcs à l’engrais » (et, après tout, peut-être est-il arrivé, quelquefois, que cette vulgaire comparaison ne fût pas tout à fait inexacte ; et tous les capitalistes ne sont pas nécessairement des héros ou des hommes de génie), Jean, au lieu de hausser les épaules, — ou de répondre congrûment, — bondit de rage, et, dans une métaphore furieusement amplifiée et jusqu’à former apologue, crie que les ouvriers sont des chacals, trop heureux de ronger les restes du lion.