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s’est fait une spécialité de la « hardiesse », et l’on sait que les spécialités nous déforment. La nécessité d’être hardi et, pour paraître hardi, d’être violent lui a parfois ôté le loisir de penser, et l’a privé de ce grand bien, qui est le sens critique. Il a des haines et des enthousiasmes qui m’étonnent, souvent par leur objet, et toujours par quelque chose de disproportionné, de furieux et de menaçant. Il m’étonne aussi par son attitude immuable, de justicier. Car malgré moi, et naïvement, j’associe toujours, à l’anathème chronique et exercé comme une fonction, l’image d’un homme ceinturé de poil de chameau et nourri de sauterelles et de miel sauvage. — Mais tous ces traits mis ensemble font un écrivain qui n’est point insignifiant ; et M. Mirbeau a de très beaux coups de poing.

Un beau coup de poing encore, ces Mauvais Bergers. — C’est l’histoire d’une grève, en cinq tableaux. Les personnages y sont vrais d’une vérité extrêmement générale et que presque rien d’individuel ne précise ni n’enrichit. Les idées sont violentes, voyantes, d’une remarquable simplicité. Je ne vois pas bien par où leur violence est « hardie » : car qui de nous se réjouit de l’injustice et de la souffrance ? et qui refuse d’avoir pitié, comme on a pitié au théâtre ? — Et, puisqu’il n’y a point ici d’ « histoire d’âme », ni, d’autre part, rien qui ressemble à un drame harmonieux et lié, je me servirai donc d’un tout autre mode d’exposition que pour la pièce de M. de Curel, et donnerai tout uniment la nomenclature des scènes principales du drame de M. Mirbeau. Et je ne ferai point de réflexions autour, parce que, — faut-il l’avouer ? — il ne m’en vient aucune. Une chambre d’ouvriers. La mère Thieux se meurt ; le père Thieux se tait, abruti par la misère ; Madeleine, la fille aînée, berce les enfans et raccommode des haillons. — La fille du patron, qui « fait la charité » en perruche, vient apporter une aumône inutile. Elle est accompagnée de son frère, Robert Hargant, jeune homme d’un socialisme rêveur et silencieux (c’est tout ce que nous saurons de lui). — Jean Roule, l’ouvrier anarchiste, repousse hargneusement les avances amicales du fils du patron. Resté seul avec Madeleine Thieux, cependant que la mère Thieux agonise dans la chambre à côté, il murmure ardemment à l’oreille de la jeune fille et son amour et sa révolte désespérée contre une société abominable… Tout cet acte est très bon.

Un salon chez Hargant. Hargant est intelligent, énergique, et n’est pas inhumain, mais il est le patron. — D’autres patrons, ses amis, échangent des propos où ils semblent faire exprès d’être idiots avec férocité — cependant que Robert garde le silence, selon sa coutume.