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par une femme distinguée qui l’a connu dans l’intimité la plus étroite et qui a bien voulu mettre à ma disposition ses souvenirs.


II

Cette matinée chez Mrs Turnbull fut intéressante presque à l’égal d’une entrevue avec Sidney Lanier en personne, tant sa mémoire reste vivante dans cet intérieur éminemment esthétique où sont en honneur la musique et la poésie, et où la vie de toute une famille est construite elle-même à la façon d’une œuvre d’art. Le héros du roman de Mrs Turnbull : A Catholic Man, n’est autre que Sidney Lanier ; et le portrait scrupuleusement ressemblant de cet « homme universel » ma certes été d’un grand secours. Le devoir de donner, à ceux qui n’aiment pas assez et dont les pensées rampent trop près de terre, le spectacle bienfaisant et contagieux d’une existence plus haute et moins aride, voilà pour ainsi dire la moralité de ce livre ; c’est aussi le but de l’existence de Mrs Turnbull, bien secondée par son mari. Une pensée de développement intellectuel incessant pour leurs quatre enfans et pour eux-mêmes possède ces fidèles disciples du poète ; ils y ajoutent le culte d’un jeune fils disparu, en souvenir de qui la mère a écrit un autre livre : Val-Maria, avec cette épigraphe : Un petit enfant les conduira, opposant le bien que peut faire une courte et innocente vie, fauchée dans sa fleur, au mal commis par le plus grand des conquérans qui a méconnu en lui-même l’image de Dieu.

Ce joli hôtel de Park Avenue a quelque chose du caractère d’un temple où rien de profane ni de vulgaire ne peut obtenir accès. Après avoir traversé les pièces de réception, je suis introduite dans un salon intime ouvrant sur une salle de musique, et dès le seuil je rencontre celui que j’étais venue chercher, le poète, représenté par un sculpteur allemand, Ephraïm Kayser, tel qu’il était en ses dernières années : le beau visage, aux traits réguliers et fiers, est émacié tragiquement par la maladie, la barbe fluviale ne dissimule pas le creux des joues, les cheveux, rejetés en arrière sur un front imaginatif, n’ont plus le mouvement de la santé ; le nez, toujours accentué, est devenu plus aquilin encore, les yeux grandis s’enfoncent dans l’orbite décharnée ; toute cette physionomie ardente et nerveuse est d’une spiritualité intense ; on dirait une tête d’ascète expirant, un saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert. Par antithèse, Mrs Turnbull a placé non