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Sidney devint répétiteur dans son université. Il ne savait pas alors quelle serait sa destinée en ce monde ; un cahier de notes au crayon, antérieur à ses dix-huit ans, renferme les lignes suivantes où l’on voit qu’il avait l’orgueilleux sentiment du don spécial qu’il possédait et que l’espèce d’emphase qui a souvent été reprochée à ses écrits lui était naturelle, fût-ce vis-à-vis de lui-même : « Le point que je voudrais éclaircir est celui-ci : par quelle méthode découvrirai-je à quoi je suis apte, comme préliminaire à la découverte de ce que la volonté de Dieu attend de moi, ou ce que sont au juste mes inclinations, comme prélude à la découverte de mes capacités ? Ce qui me rend surtout perplexe, c’est que le penchant instinctif de ma nature est vers la musique, et pour cela j’ai le plus grand talent, je le dis sans m’en vanter, car Dieu me l’a donné, mais enfin j’ai un talent musical extraordinaire, et je sens que je pourrais m’élever aussi haut qu’aucun compositeur. Je ne parviens pas cependant à me persuader que je doive devenir musicien parce que la musique semble peu de chose en comparaison de tout ce que je pourrais faire. Voici la question : Quel est le domaine de la musique dans l’économie de ce monde ? »

Le même cahier porte la confidence de grandes ambitions littéraires. Mais la guerre ne lui laissa pas le temps de se consulter. Elle l’emporta dans son sanglant tourbillon ; au premier signal de la lutte entre le Nord et le Sud, Sidney s’engagea. Dès l’enfance, il s’était cru des goûts militaires. Avec l’entrain de ses dix-neuf ans il entra dans un de ces crack[1] régimens, où le dandysme des uniformes et une disposition générale à la hâblerie avaient cours ; on ne voyait que le plaisir de l’action, il semblait que tout dût se terminer vite et bien. Des deux côtés, sous ce rapport les illusions étaient égales et des deux côtés on eut à en revenir. Fédéraux et Confédérés rivalisèrent, on le sait, de bravoure et de ténacité. Cela dura quatre ans, pendant lesquels Sidney, tout en faisant admirablement son devoir, sentit croître en lui l’horreur de la guerre dont il n’avait jamais, au temps de ses fantaisies belliqueuses, soupçonné les abominables détails. En 1864, il passa cinq mois dans les prisons de Point Lookout. Là il traduisit en vers quelques pièces de Herder et de Heine ; il eut tout le temps aussi de préparer son roman symbolique de Tiger Lilies, qui parut deux ans après et où l’on trouve les souvenirs d’une vie

  1. Crack n’a d’autre équivalent que chic.