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dignement ton rôle de poète, prodiguant les richesses de ton cœur tant de fois meurtri avec un zèle égal pour nourrir le seigneur en son palais et la bête de somme dans son étable, ayant pris à tous pour pouvoir à tous donner.


Et alors le poète adjure son frère l’épi, de regarder plus loin, de l’autre côté de la vallée : au-delà d’un moulin qui s’écroule, une colline géorgienne découvre au soleil sa tête aride et ses flancs labourés de cicatrices. Ses enfans l’ont abandonnée, ils la laissent privée de soins sous les intempéries. Jadis, c’était l’empire du coton hasardeux, prétexte au jeu et à l’usure. Sous son règne, chaque champ devint un tripot d’enfer, le cultivateur étant dupe de spéculations aventureuses, esclave des banquiers, jusqu’au jour où, ruiné, il prit la fuite vers l’ouest, laissant ses champs en friche. Puis, à la fin Sidney Lanier compare la montagne devenue stérile au roi Lear et l’interpelle : « Toi que la divine Cordelia de l’année, le printemps pitoyable, essaie vainement d’égayer dans sa morne solitude, souverain découronné qu’aucun de ses sujets, homme ou bête, ne réclame, le grand Dieu cependant transformera ton sort, il te ramènera aux jours de ta royauté. Des moissons dorées te couvriront par les soins de quelque cœur hardi qui, épousant généreusement ta cause, te soignera, te défendra avec les muscles des temps antiques et les ressources de l’art moderne. »

Dans cette pièce on trouve réunies les caractéristiques de la poésie de Lanier, l’amour délicat et passionné de la nature, un amour qui pourrait rivaliser avec celui de Wordsworth, à la simplicité près, une façon de personnifier tout ce qui est d’elle, les feuilles, les nuages, les vents et jusqu’aux objets les moins susceptibles de personnification qui, malgré les absolues différences de méthode, rappelle Walt Whitman, et enfin et avant tout un choix de mots d’une justesse, d’une harmonie qu’aucun traducteur ne pourra jamais rendre.

Ce qui fit la fortune de ce poème du Blé ne fut probablement pas son seul mérite intrinsèque, mais le choix d’un sujet qui répondait aux soucis du temps. Quelques admirations particulières très éclairées et très enthousiastes à la fois vinrent en outre réconforter l’auteur, celle surtout de Bayard Taylor, un poète qui, s’il n’est pas connu en France, est célèbre en Allemagne par sa traduction de Faust, et à qui des idylles pensylvaniennes, d’intéressantes Orientales, souvenirs de voyage ou échos du foyer, ont fait une grande réputation dans sa patrie. Bayard Taylor, l’homme de goût, au jugement cultivé, qui n’eut qu’une ambition, celle