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unité distincte, alors je retombe dans nos iambes natifs. » M. Stéphane Mallarmé a certainement eu un précurseur en Amérique, et aussi Verlaine, et tous ceux qui écrivent en vers des symphonies, des variations, des romances sans paroles, des cantilènes, des gammes. Sidney Lanier fut un des premiers créateurs de cet art de rythmes et de syllabes qui doit participer des deux arts à la fois, et chez lui c’est toujours la musique qui domine. Il le reconnaît lui-même : « Quelque don que je puisse avoir, c’est un don musical, la poésie étant pour moi une simple tangente par laquelle je m’échappe quelquefois. Je pouvais jouer passablement de plusieurs instrumens avant de savoir écrire d’une façon lisible et, depuis, tout le plus profond de ma vie a été rempli par la musique. »

Les railleries des philistins n’atteignirent jamais sa foi intense. Il affectait de dédaigner la critique de son temps, posant en principe que l’artiste doit humblement et amoureusement, sans amertume contre l’opposition qui lui est faite, produire ce qu’il y a de meilleur en lui. « La critique contemporaine n’a-t-elle pas crucifié Jésus, lapidé saint Etienne, traité saint Paul de fou, jugé Luther comme un criminel, torturé Galilée, chargé de chaînes Christophe Colomb, exilé Dante, tué Iveats ? Milton ne dut-il pas se contenter de cinq livres sterling pour le Paradis perdu, Shelley ne fut-il pas méprisé comme un chien immonde ; et combien de sarcasmes prodigués à Gluck, à Schubert, à Beethoven, à Berlioz, à Wagner ? » S’en remettant comme eux à la postérité, Sidney Lanier continuait de travailler, le plus souvent seul à Baltimore, jouant de la flûte aux concerts Peabody et produisant, quand il le pouvait, ses poèmes qui parurent réunis une première fois en 1877.

Parmi eux se trouvent quelques-uns des plus célèbres : le Blé, la Symphonie, Dans l’Absence, Moralités des roses (Rose Morals), Prière spéciale (Spécial pleading) et Le Psaume de l’Ouest. Ce Psalm of the West célèbre les noces de l’Adam vigoureux des terres nouvelles avec la Liberté, une seconde Eve qui de nouveau lui apporte la connaissance du bien et du mal. Toute l’histoire de la grande République, depuis ses commencemens, entre dans un chant interminable pour lequel Sidney Lanier a forcé sa voix, s’élevant jusqu’au genre épique, mais tombant en même temps dans le genre ennuyeux.

Sa santé cependant devenait de plus en plus mauvaise et,