Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

senteurs des bois qui m’apportaient naguère un souffle rapide, — Senteurs de la rive céleste au-delà du fleuve de la mort. — Apprenez-moi les termes du silence, enseignez-moi — La passion de la patience. — Interrogez-moi, criblez-moi, — Et tandis que, suspendues, vous tournez vers le ciel des myriades de mains — Priez pour moi des myriades de prières.


Vénérable marais qui rampes près de la mer, — Vieux nécromant, plongé dans l’Alchimie, — Toi qui distilles le silence — vois, — Ce que nos pères auraient donné leur vie pour connaître. — Le dissolvant qui peut tout dissoudre — Toi, — Tu l’as trouvé : car ce silence qui remplit maintenant — La voûte éclairée de l’espace… — Ceci résume tout : l’homme, la matière, le doute, la disgrâce, — La mort, l’amour, le péché, la raison. — Tout doit se trouver dans la claire solution du lointain silence. — Trop claire : qui peut lire dans ce néant de cristal ? — La nuit la plus noire nous donnerait plus de lumière. — Pourtant de précieuses qualités de silence planent — Autour de ces vastes bords, prêtes à servir. — Ah ! si ton âme étouffe faute d’espace — Si elle souffre d’abaisser ses aspirations au niveau de celles d’autrui — Par besoin de sympathie ; si tu désespères de trouver — Un homme à l’esprit assez large, assez libre de ressort — Pour comprendre le Nouveau de tes paroles et de ton être, — C’est ici, c’est ici que tu peux ouvrir ton cœur — Et le laisser s’épancher en liberté : s’épancher en liberté — Devant l’étendue des marais, dans la libre solitude de la mer.

Voici la marée haute : le marais, aux ruisseaux débordans, — Reluit, labyrinthe limpide et plein de rêves. — Chaque petite baie arrondie paraît dormir, enchantée — Et contient tout un poème d’étoiles du matin. Le ciel — Brille faiblement éclairé par une seule voie lactée, — Le marais en a dix agrafées sur son sein. — Oh ! si un son se produisait ! — Si un mouvement venait mettre en jeu — Cet arc tendu de beauté et de silence ! — Je crains, je crains de voir ce dôme de lueurs diaphanes — Se briser comme une bulle trop gonflée dans un songe. — Ce dôme de fragiles tissus d’espace et de nuit — Trop chargé d’étoiles, trop rempli de lumière, — Trop nourri de beauté et de silence, disparaître — Ainsi qu’une image de rêve qui s’évapore, — Si le moindre choc vient effleurer sa grâce, — Le moindre bruit le moindre geste.

Mais non, c’est fait, écoutez ! Quelque part, là-bas, mystère ! — Où ? Dans les feuilles ? Dans l’air ? Dans mon cœur ? Un mouvement se perçoit ; — C’est un élan de l’aurore, comme le reflet d’une ombre sur l’ombre — On le sent dans les feuilles : un léger bruissement tumultueux — Passe à travers les bois : les petits oiseaux, se parlant doucement, — Se sont dit qu’on attend le maître, puis, ils se sont tus : — Mais mon cœur et l’air et la terre frissonnent. — Voyez ce canard sauvage qui vogue au tournant de la rivière, — Voyez, le frémissement passionné — De l’attente fait onduler les tiges — De l’herbe des marais, en vagues et en ombres fugitives, — Et des ailes invisibles, d’un vol rapide, d’un vol rapide viennent battre — Dans l’ombre au-dessus de ma tête, ainsi que bat mon cœur ; et d’un mouvement ferme et libre — Le reflux descend du marais à la mer. — Disparaissez, petits ruisseaux, avec vos brassées d’étoiles et de rêves ! — Et un invisible gabier hisse… La voile qui flotte joyeuse. — Regardez dans l’Orient !