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beaucoup de temps peut-être, pour qu’elle entre définitivement dans la pure et impartiale lumière de l’histoire. Alors, on songera moins à la combattre ou à la défendre, et davantage à la connaître.


I

Aujourd’hui, la philosophie de Comte est à la fois très répandue et très mal connue. Elle est d’un accès difficile. Le premier volume du Cours de philosophie positive décourage vite les lecteurs dépourvus de connaissances mathématiques. Supposons cette difficulté surmontée, il faut beaucoup de temps et de persévérance pour lire attentivement les six volumes du Cours et les quatre volumes de la Politique positive, sans parler des autres ouvrages et des opuscules de jeunesse. Il est vrai qu’on est payé de sa peine : le commerce d’une pensée vigoureuse n’est jamais sans attrait. Néanmoins, la lecture de Comte demande un effort soutenu. Sa phrase, bien française de langue et de structure, est surchargée d’adverbes et d’adjectifs ; son style, souvent prolixe ; ses répétitions, fatigantes. Non qu’il fût incapable de donner à sa pensée une expression digne d’elle. Peu de philosophes ont su, mieux que lui, frapper de belles et pleines formules. Mais il écrivait extrêmement vite, sans se relire, et dans les conditions matérielles et morales les plus défavorables : il lui fallait écrire à la hâte, ou ne pas écrire du tout. Sans doute, les défauts de son style n’ont pas empêché sa pensée d’arriver aux lecteurs chez qui elle devait « pousser, » selon le mot de Pascal. Mais elle n’a pas pu se communiquer au public sans intermédiaire, comme faisait, par exemple, la doctrine de Cousin, dont la bourgeoisie éclairée s’est nourrie pendant plus d’une génération.

Le principal interprète de la philosophie de Comte auprès du public français fut Littré. Il lui a prêté une clarté, une concision et une simplicité qui manquent à l’original. Mais il faut avouer que ce fut au détriment de sa profondeur et de sa beauté. Celui qui, connaissant Littré, se met à lire Comte, éprouve plus que de la surprise : c’est presque une révélation. Comte était un grand esprit, Littré était surtout un bon esprit. Exact, consciencieux, sincère (du moins jusqu’au moment de leur rupture), le disciple, sans le vouloir, a ramené le maître à sa propre mesure. De la philosophie de Comte, il a surtout mis en relief l’aspect négatif, et