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Par suite, si nos conditions d’existence étaient autres, ce qui n’est pas absurde à penser, notre moralité serait autre aussi. Darwin a présenté cette idée sous une forme frappante. « Je n’affirme pas, dit-il, qu’un animal sociable, en admettant que ses facultés intellectuelles devinssent aussi actives et aussi hautement développées que celles de l’homme, doive acquérir exactement le même sens moral que le nôtre. De même que certains animaux possèdent un certain sens du beau, bien qu’ils admirent des objets très différens, de même aussi, ils pourraient avoir le sens du bien et du mal, et être conduits par ce sentiment à adopter des lignes de conduite différentes. Si, par exemple, pour prendre un cas extrême, les hommes se reproduisaient dans des conditions identiques à celles des abeilles, il n’est pas douteux que les individus non mariés du sexe féminin, de même que les abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères chercheraient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne songeât à intervenir. »

Ce passage de la Descendance de l’Homme souleva les plus vives protestations. Un critique assura que si l’on admettait généralement la théorie de la morale impliquée dans cette hypothèse, « l’heure du triomphe de cette théorie sonnerait en même temps le glas de la vertu dans l’humanité ! » A quoi Darwin répondit paisiblement : « Il faut espérer que la persistance de la vertu sur cette terre ne repose pas sur des bases aussi fragiles. » L’indignation du critique n’en exprimait pas moins le malaise que cause à beaucoup de consciences l’idée d’une morale relative. Ou le bien est absolu, pensent-elles, ou la distinction du bien et du mal s’évanouit : il n’y a pas de milieu. Pourtant, l’histoire montre que les impasses de ce genre ne sont pas sans issue. Un dilemme semblable ne se posait-il pas au sujet de la connaissance ? N’avait-on pas dit de même : ou la vérité est absolue, ou il n’y a pas de vérité du tout ? Le dilemme était faux. L’esprit humain s’est accommodé de vérités relatives. Sans doute, une solution analogue interviendra pour la morale. Et l’aveu de sa relativité ne lui sera pas plus funeste qu’il ne l’a été à la science.

Peut-être même la morale trouvera-t-elle quelque avantage à être envisagée surtout du point de vue social. On comprendra de mieux en mieux que « l’humanité se compose de plus de morts que de vivans », et qu’il ne faut pas expliquer l’humanité par l’homme, mais, au contraire, l’homme par l’humanité. On sentira