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s’est pas élevé jusqu’au type qui résume en lui les caractères de tous les êtres d’une même catégorie. Et si l’on prend à mesure chacun des personnages de ses livres, on songe aussitôt à d’autres qui les font oublier. Ses ambitieux, ses gens d’affaires, ses politiques pâlissent devant ceux de Balzac. Sidonie fait pauvre figure en regard de Mme Bovary, et Sapho nous donne envie de relire Manon.

Cette même disposition explique la façon dont sont composés les romans de Daudet et ses procédés de style. Ses livres ne sont que la réunion de chapitres dont chacun forme un tout. De l’un à l’autre on n’aperçoit pas toujours très clairement le lien logique ; mais pris en eux-mêmes ils nous laissent l’impression de quelque chose d’achevé, de complet, où il y a une juste harmonie des détails, un sentiment exact des proportions, un choix délicat de la couleur, de la teinte, de la nuance qui convient au récit. Pour être en possession de toutes les ressources de son talent de peintre, il faut que Daudet ait d’abord circonscrit son horizon. Le tableau une fois formé dans son imagination, il en devient dépendant, s’y enferme, s’y emprisonne. Là encore, ce qui lui a manqué, c’est de pouvoir dominer sa matière et l’apercevoir d’ensemble. Mais peut-être ces lacunes, que nous constatons plutôt que nous ne nous en plaignons, ne sont-elles que le rachat de tant de dons heureux : il se pourrait que le manque de force fût une condition de la grâce. Il reste que Daudet fut l’écrivain le plus aimable de sa génération, et celui qui en même temps a donné de la société où il a vécu l’image la plus large, la plus variée, la plus fidèle. On a lu ses livres avec une vive curiosité, on trouve encore, à les relire aujourd’hui, beaucoup de plaisir. Quelques-uns sont trop évidemment marqués au coin de l’actualité pour que la fortune puisse en être très durable ; mais une partie de son œuvre est déjà classique : ce sont ses contes. Nous les mettons entre les mains de nos enfans, tandis que nous n’y mettons ni les nouvelles de Mérimée, ni surtout celles de Maupassant. Cela en précise assez bien le caractère, le mérite et la portée. Daudet a fait complètement l’œuvre qu’il devait faire. Sans avoir ni une intelligence très pénétrante des âmes, ni une expérience très renseignée du monde, ni une interprétation très personnelle des choses, ni aucune espèce de conception de la vie, il a tiré le meilleur parti qui se pût espérer d’une sensibilité aiguë, d’une imagination finement colorée, d’un tempérament nerveux et vraiment d’une bien jolie nature d’artiste.


RENE DOUMIC.