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dans une condition modeste des goûts et des sentimens élevés. Le père ne songeait qu’à laisser sa situation à son fils quand on lui fit remarquer que le jeune apprenti, dans les rares momens de liberté qu’il pouvait se ménager entre deux bandes de tapisserie qu’on lui donnait à tisser, posait hâtivement son aiguille pour aller mettre son nez dans un livre. L’indication était claire : tous ses instincts appelaient une éducation plus littéraire. Mais le sacrifice à faire était lourd et dérangeait tous les calculs d’économie d’un intérieur dont les ressources pécuniaires étaient limitées. L’affection paternelle s’y décida pourtant et fut bientôt récompensée par les succès de l’enfant qui, dès ses premières années de collège, lui valurent la faveur d’une demi-bourse. L’établissement où il était placé, et qui est devenu aujourd’hui le collège Rollin, était dirigé par un ecclésiastique éclairé, l’abbé Nicolle, dont le nom est resté, je crois, justement honoré dans l’Université. C’était donc un prêtre et un ami personnel d’un des premiers ministres de la Restauration qui régissait l’institution après l’avoir fondée ; mais, malgré le caractère du maître et la nature de ses relations, tel était l’esprit général du temps qu’il s’en fallait bien que la majorité des élèves partageât en tout genre, et notamment en matière religieuse, les sentimens que professait souvent avec plus de zèle que de prudence l’administration royale. Un condisciple de M. Duruy, dont le nom a fait aussi quelque bruit dans le monde, Charles de Montalembert, affirmait que parmi ses camarades, il n’y en avait pas un sur vingt qui fût disposé à manifester hautement ses convictions chrétiennes, et qu’il fallait à ceux-là quelque courage pour y persévérer. Un jour, raconte également un autre élève du même établissement, étudiant à la même date en philosophie, pendant l’étude il nous prit fantaisie de discuter entre nous l’existence de Dieu. Nous eûmes la délicatesse d’engager le maître d’études à se retirer pour nous laisser plus de liberté et ne pas se compromettre. La discussion fut vive et approfondie, et, lorsqu’on passa au vote, l’existence de Dieu obtint la majorité d’une voix[1]. J’ignore si Victor Duruy faisait partie de cette assemblée délibérante : en ce cas, rien dans les opinions qu’il a toujours professées depuis lors, sur ce point en particulier, n’empêche de croire que son suffrage fut celui qui maintint le créateur en fonctions.

  1. Souvenirs du vicomte Armand de Melun, t. I, p. 20.