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pour contraindre les citoyens aisés à les exercer, ni pour avoir manqué aux obligations militaires auxquelles les Romains dégénérés avaient tant de peine à s’astreindre qu’il fallait combler les vides des armées avec des recrues levées à prix d’argent chez les Barbares. Bon nombre de légionnaires sont, à la vérité, cités devant les magistrats chargés de faire exécuter les édits de persécution : mais deux ou trois tout au plus pour avoir refusé de servir ; tous les autres, seulement pour s’être abstenus de prendre part aux cérémonies païennes exigées, en certaines occasions, dans les camps. Quant à la défection d’une cohorte, ou même d’un seul soldat chrétien, dans un conflit avec les Barbares, le soupçon n’en apparaît nulle part. Enfin, à la veille de la persécution de Dioclétien, la place des chrétiens était devenue si importante dans l’armée qu’une véritable épuration fut nécessaire avant de sévir, et des chefs appartenant aux grades de commandement les plus élevés durent y être compris.

Ce ne fut donc ni l’oubli des devoirs, ni même le mépris des honneurs civiques qui donna aux chrétiens une apparence de singularité suspecte, motif ou prétexte d’abord de la prévention populaire, puis de la persécution légale. Il faut chercher ailleurs quelque autre cause ; et il semble que M. Duruy ait été un instant sur la voie de la découvrir quand il décrit en quelques lignes les effets de surprise produits par la première apparition des envoyés du Christ dans une contrée où, inconnus la veille, ils venaient fonder une chrétienté nouvelle : « Rien n’arrêtait, dit-il, ces missionnaires de la foi, ni la longueur du chemin, ni la colère des populations blessées par ces contempteurs des dieux, dans leurs habitudes publiques et privées. Si jamais hommes ont paru à leurs contemporains d’irréconciliables ennemis de l’ordre établi, ce furent assurément ces chrétiens qui se heurtaient à chaque pas contre une coutume qu’ils regardaient comme sacrilège. »

Rien de plus vrai, et cette fois la peinture est aussi exacte que vive. C’étaient bien, en effet, des regards étonnés et irrités qui s’attachaient, partout où ils passaient, sur les prédicateurs de la foi nouvelle. Qui donc étaient-ils, ces hommes qui se disaient seuls possesseurs d’une vérité dont ils sentaient le droit et le prix au point de se regarder comme tenus de la professer hautement et de combattre l’erreur contraire comme le mal suprême ? Pareille idée ne venait à personne, pareil langage n’était tenu nulle part dans l’empire. Sur cet immense territoire qui obéissait à une seule