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Là au moins elle est tranquille et libre de ses actes ; elle peut fermer sa porte, s’isoler des journées entières dans son « cabinet bleu, » envoyer à l’absent des volumes de tendresses. Mais ce n’est qu’un trop court répit : Chantilly la réclame, car c’est l’époque des réceptions d’été. La comtesse d’Artois y annonce justement sa visite ; et, du jour au lendemain, voilà « le train du grand monde, » soixante personnes à demeure, des dîners d’apparat, des divertissemens continuels. Jamais elle n’a si vivement ressenti l’esclavage de son rang, pleuré plus amèrement la gloire d’être princesse : « Perpétuellement contrariées, dit-elle, dans nos goûts, nos amusemens même, par les préjugés, les bienséances et les usages du monde, nous n’avons de libre que nos sentimens, encore sommes-nous obligées de les renfermer en nous-mêmes. » Elle promène au milieu des fêtes un corps dont l’âme est absente, prend, comme elle dit, sa « figure bête » des grands jours de parade, répond, lorsqu’on lui parle, « des choses dénuées de bon sens et qui ne riment absolument à rien. » Sa seule consolation est d’écrire à son ami, dans la paix silencieuse des heures nocturnes, de confier au papier ce dont il ne lui est permis de parler à personne... Je me trompe ; il est un confident de ses pensées et de ses peines, et c’est celui de tous auquel semblable rôle paraît le moins convenir.

Dans les dernières journées de la saison de Bourbon, le prince de Condé a surpris le secret de sa fille. Mais ce père indulgent n’a rien d’un Bartholo : bien loin qu’il s’en indigne, ou fasse de la morale, cette découverte, au début, semble plutôt le divertir. Il mande, à mots couverts, l’histoire à sa maîtresse avec un demi-sourire : « Je vous dirai à mon retour la chose du monde qui vous paraîtra la plus extraordinaire, dont je ne reviens pas, et dont vous ne reviendrez pas non plus... Vous pouvez exercer votre esprit. » Cette surprise égayée est l’impression première ; mais, après la séparation, le chagrin de sa fille le touche et l’attendrit ; le soir même du retour à Paris, il entre dans sa chambre, et tout de suite aborde la question : « Imaginez-vous, écrit-elle, qu’il m’a demandé si j’étais bien fâchée de vous quitter. — Oh ! oui bien ! Et tout de suite je me suis mise à pleurer... Eh bien ! il a pleuré aussi, lui. Est-ce que ce n’est pas bien aimable ? » Ecoutons la suite du dialogue : « Mais vous voyez bien que vous êtes malheureuse ? — Je suis triste parce que je ne le vois pas ; mais cette tristesse tient au bonheur que j’ai éprouvé, et que j’éprouve