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On ne savait point encore que l’armée française eût passé la Sambre. Wellington apprit au duc de Brunswick que Bonaparte était entré en Belgique et qu’il pourrait bien y avoir bataille dans la journée. Brunswick, par une sorte de pressentiment, sentit le frisson de la mort. Il pâlit, se leva d’un bond, laissant dans ce brusque mouvement tomber sur le plancher le petit prince de Ligne qu’il avait pris sur ses genoux. Peu à peu, le bruit se répandit que l’armée allait se mettre en route. Les généraux et les chefs de corps ne tardèrent pas à quitter le bal, soucieux de donner leurs derniers ordres. Mais les jeunes officiers ne pouvaient s’arracher à cette nuit de fête « sur laquelle, dit lord Byron, allait se lever une si sanglante aurore. » C’est seulement quand ils entendirent les trompettes, les bugles et les pibrochs sonner l’assemblée, qu’ils allèrent, tout courant, en bas de soie et en souliers à boucle, rejoindre leurs compagnies. Après leur départ, la duchesse de Richmond, profondément émue, aurait voulu arrêter le bal, mais les jeunes filles et les quelques jeunes gens qui n’appartenaient pas à l’armée continuèrent à danser jusqu’au jour.

Wellington prit congé à trois heures seulement. La duchesse fit réveiller et habiller à la hâte sa plus jeune fille, un vrai baby de Reynolds, qui vint de ses petites mains roses rattacher l’épée du général en chef.


IV

Au bal, remarque Müffling, Wellington était très gai. Il n’y avait pas de quoi ! Tout le jour, il s’était obstiné à laisser ses troupes dispersées dans leurs cantonnemens à quatre, huit, dix, quinze lieues les unes des autres, et les ordres de la soirée par quoi il se flattait de réparer victorieusement sa lourde faute étaient pitoyables. Son dernier dispositif ne tendait à rien de moins, en effet, qu’à protéger la route de Mons à Bruxelles, où rien n’était à craindre, et à découvrir la route de Charleroi à Bruxelles, qui était menacée. Si les ordres de Wellington avaient été exécutés, une trouée large de près de cinq lieues eût été ouverte entre Nivelles et Sombreffe, trouée par laquelle Ney aurait pu s’avancer jusqu’à mi-chemin de Bruxelles sans tirer un coup de fusil, ou, comme l’a dit Gneisenau, « se rabattre sur les derrières de l’armée prussienne et causer sa destruction totale. »

Heureusement pour les alliés, plusieurs des subordonnés de