Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/649

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de voir juste, en témoin désintéressé, quoiqu’en spectateur que le spectacle intéresse, et qu’il pourra même émouvoir.


II

Le tableau d’un four en travail a sa beauté, et réalise au plus haut degré l’espèce de poésie vulcanique et noire de la vie industrielle. Sous la toiture éclairée de vitrages, et tout encrassée de fumée, d’une grande bâtisse pleine de tapage et ouverte à tous les vents, se dressent des exhaussemens de brique, d’où sortent des mugissemens. Il en transpire une chaleur torride, et des équipes d’hommes et d’enfans y courent et s’y agitent à moitié nus, comme sur des scènes de théâtre. Chacun de ces exhaussemens est un four, se chauffe à dix-huit cents degrés, contient un bouillonnement de cinquante mille kilos de verre en fusion, et occupe, sur sa plate-forme, selon le nombre de ses places, de neuf à vingt-neuf ouvriers. Ce sont là les souffleurs, les grands garçons et les gamins. Ailleurs, travaillent les porteurs, fondeurs, décrasseurs et gaziers, également employés aux fours, mais dans les dessous, et qui ne rentrent pas dans la classe des verriers proprement dits. Le gamin a de quatorze à dix-huit ans, et cueille le verre. A la porte même du four, il tire, de la lave en flamme, une grosse bulle de feu liquide au bout d’une canne en fer creux, et la passe au grand garçon. Le grand garçon prend la canne, y fait tourner la bulle de feu, procède ainsi à une première préparation qu’on appelle une paraison, et passe, à son tour, canne et verre au souffleur, qui y souffle à pleins poumons. Il enfle la bulle ardente, joue avec elle, au bout du chalumeau de fer, comme avec une bulle de savon au bout d’une paille, l’arrondit, l’allonge en poire, la plonge enfin dans un moule, et donne un dernier coup de souffle. C’est fini, la bouteille est faite, et on la jette alors au petit porteur qui l’emporte, au bout de la canne, dans l’étuve où elle refroidit. Ainsi se cueille, se pare et se souffle le verre. Installés dans les sous-sols, les gaziers, pendant ce temps-là, fabriquent, dosent et dirigent les gaz dont la combinaison porte le four à la puissance de chaleur voulue. A l’étage au-dessus, en même temps, les fondeurs mélangent les matières de la pâte, et les jettent, par pelletées, dans les chambres de fusion, pleines de brasiers immenses et fluides, qui frissonnent et se métamorphosent, se soulèvent, s’abaissent et se vallonnent dans les fournaises, sous leurs voûtes