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lui disant : « Comment ne vous aimerais-je pas ? Nous sommes l’un et l’autre historiens et chrétiens. — Ah ! permettez, répondit Ranke en se dégageant de l’embrassade, vous êtes plus chrétien qu’historien et je suis, quand j’écris l’histoire, plus historien que chrétien. » Treitschke était à la fois un historien de grand mérite et un patriote allemand ; mais on peut affirmer sans lui faire tort qu’il était encore plus allemand qu’historien.

Il le sentait lui-même, et il déclarait pour sa justification que l’impartialité est une fausse vertu. Il écrivait à son père, en lui envoyant un volume d’essais qu’il venait de publier, et qu’il désespérait de lui faire goûter : « Je n’aspire point à la gloire d’être tenu pour impartial par mes adversaires ; ce serait vouloir l’impossible. Depuis que la terre existe, un historien n’a jamais passé pour impartial dans des temps agités que lorsqu’il était mort, et je ne prétends pas faire exception à la règle. Une objectivité glaciale est le contraire du véritable sens historique ; je veux savoir à quelle cause l’écrivain a attaché son affection et donné tout son cœur. Les grands historiens ont toujours manifesté ouvertement leurs préférences ; Thucydide est un Athénien, Tacite est un aristocrate. Il ne s’agit que d’exposer les faits en leur entier, autant qu’il est possible ; comme chacun de ses lecteurs, l’auteur a le droit de les juger. »

Il ajoutait : « Je resterai toujours Allemand et protestant, et jamais on n’obtiendra de moi que je loue le despotisme catholique et anti-allemand de la maison d’Autriche. » Il fut fidèle à sa parole. Quand il eut conçu pour la première fois le projet d’écrire une histoire de la Diète germanique, faussant compagnie à ses étudians, il alla passer quelques mois à Munich pour y préparer son livre à loisir, mais il n’eut garde de faire aucune recherche dans les archives. Il craignait, semble-t-il, d’y découvrir quelque document contraire à sa thèse, des pièces établissant que dans telle occurrence les adversaires de la Prusse avaient eu de bonnes raisons à fournir, qu’ils n’avaient pas toujours été les provocateurs, que les sentimens bas, odieux et le vil intérêt n’avaient pas été leur seul mobile. Plus tard, il fouillera dans les archives de Berlin, qui lui seront moins suspectes ; mais il sera toujours attentif à séparer le bon grain d’avec le mauvais. Un avocat qui dépouille un dossier ne songe qu’aux intérêts de son client et fait son triage. L’historien n’est pas un avocat ; il ressemble davantage à un juge, et les juges savent que qui n’entend qu’une partie n’entend rien.

Il faut donner aux mots leur vrai sens. Exiger qu’un historien ne