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barbe de Guiches, qui est aussi amoureux d’elle. Guiches, pour se venger, envoie Christian, toujours accompagné de Cyrano, dans un périlleux poste de guerre. Nous sommes alors introduits au camp des Cadets de Gascogne : et c’est la guerre en haillons, car les Cadets sont pauvres, mais c’est tout de même, par l’esprit, ce que l’épique Georges d’Esparbès a si bien appelé : « la guerre en dentelles ».

Cependant, Cyrano ayant continué de lui écrire sous le nom de Christian, l’ex-précieuse, décidément fondue à la flamme de ces lettres, s’en vient, en carrosse, rejoindre son mari et, du même coup, ravitaille les Gascons affamés. Et l’on dirait, ici, un épisode de la Fronde traduit par l’amusant et fertile génie du père Dumas.

Et voici où le beau Christian prend sa revanche et paraît soudainement égal à son ami en sublimité de sentiment. Roxane lui dit que maintenant, par la vertu de ses épîtres, ce qu’elle aime en lui, ce n’est plus la beauté de son visage, mais celle de son esprit et de son cœur, et elle croit en cela lui faire plaisir. Mais son cœur, son esprit, c’est l’esprit et le cœur de Cyrano. « Ce n’est donc plus moi qu’elle aime », se dit Christian. Et, ne pouvant se souffrir dans cette fausse posture, ne voulant ni garder un amour qu’il croit avoir volé, ni s’exposer à le perdre, très simplement il s’en va se faire tuer dans la bataille, — avec la pensée, sans doute, que ce trépas volontaire l’égalera, du moins par le cœur, à son généreux ami. Et comme il ne veut point, même après sa mort, bénéficier d’un mensonge, il s’efforce, mourant, de tout révéler à Roxane : mais ses lèvres se glacent avant qu’il n’ait parlé ; et Cyrano vous est assez connu pour que vous soyez assurés qu’il respectera l’illusion de Roxane et le secret de Christian.

Ce secret, toutefois, Cyrano le trahira malgré lui, quinze ans après, dans ce jardin de couvent où il vient, tous les soirs, rendre visite à la dolente Roxane. La douce veuve, ce jour-là, lui fait lire la dernière lettre de Christian ; et Cyrano, qui la sait par cœur, la u nt » aisément malgré la nuit tombante ; et c’est à ce signe qu’elle reconnaît qu’il en fut l’auteur et qu’elle découvre son magnanime et raffiné sacrifice.


Pourquoi vous être tu pendant quatorze années.
Puisque, sur cette lettre, où, lui, n’était pour rien.
Ces pleurs étaient de vous ?
— Ce sang était le sien,


répond Cyrano, lui tendant la lettre. Et comme, une heure auparavant, il a reçu un pavé sur la tête, il meurt, adossé à un arbre, dans le clair de lune, — de sa chère lune où il voyagea jadis et qui est l’astre des chimériques et des visionnaires ; il meurt en pourfendant