Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personnages sont plutôt juxtaposés que heurtés les uns contre les autres ; et la résignation surhumaine de l’aveugle, et le crime soudain de Léonard terminent sans lutte le drame à peine engagé.

La Ville Morte est donc, proprement, un poème lyrique. Elle vaut par la splendeur des discours, par la nouveauté fréquente des images, et par l’intensité de la rêverie. Les personnages subissent jusqu’à la souffrance l’influence du ciel d’airain, de la terre brûlante, des parfums, des pierres et des ruines tragiques. Ce qui est émouvant ici, ce n’est pas le drame lui-même, c’est la profonde sensibilité artistique de M. d’Annunzio. La scène la plus « dramatique » est encore celle où Léonard, ivre d’un enthousiasme sacré, raconte la découverte qu’il vient de faire des tombeaux d’Agamemnon et de Cassandre et de leurs cadavres d’or. L’âme du poème, c’est cet ardent néo-paganisme du poète, dont la joie s’assombrit çà et là de mélancolie moderne et, malgré lui, chrétienne. Ce sont, assez souvent, des songeries du Nord qu’il habille de soleil, et cet Italien ressemble pas mal, quelquefois, à un Maeterlinck somptueux.

Jamais Mme Sarah Bernhardt n’a été plus belle que dans ce rôle de l’aveugle qui pressent, souffre, accepte, absout, et se retranche de la vie par miséricorde autant que par désespérance. L’eurythmie de ses gestes tâtonnans et de ses pensives attitudes est impeccable ; et cette voix ! cette douce et sereine voix d’outre-tombe !... — Et Mlle Dufresne a joué, cette fois, harmonieusement, comme si un rayon de sa grande compagne était descendu sur elle.


Les Transatlantiques et Catherine n’auront aucune peine à m’attendre un mois. — M. Abel Hermant, fort capable d’écrire la comédie du grand mariage franco-américain, nous en a donné l’opérette ; une opérette extraordinairement amusante et dont le tumulte enveloppe deux ou trois scènes de très bonne comédie, un peu étonnées de se trouver là. — M. Henri Lavedan a voulu, lui, faire son Abbé Constantin. Nous lui dirons, en empruntant le mot d’une petite Française à son amie dans Thomas Graindorge : — Vous l’avez fait, et très joliment, « cher petit Désir de plaire ».


JULES LEMAÎTRE.