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faire aussitôt un grief, il est vrai, de ne pas en avoir usé. En admettant que toutes ces objurgations soient sincères, elles sont un peu puériles. M. le président du conseil ou M. le ministre de la guerre auraient pu prononcer toutes les paroles qu’ils auraient ou qu’on aurait voulu, et protester plus tôt qu’ils ne l’ont fait que Dreyfus avait été condamné « justement et légalement », — ils n’auraient rien empêché. L’affaire a des dessous trop complexes pour qu’on puisse la résoudre par des moyens aussi simples. Une déclaration initiale n’y aurait pas suffi. Il était impossible de s’opposer à ce que, sous une forme ou sous une autre, elle fût de nouveau soumise aux tribunaux. Elle l’a été en effet, sous la forme la plus indirecte et peut-être la moins habile, mais qui était celle que les défenseurs et les parens de Dreyfus avaient préférée. Ils ont échoué. Pourquoi, après avoir eux-mêmes choisi le tribunal devant lequel ils ont porté leur cause, ne se sont-ils pas inclinés devant son jugement ? Mais bien loin de s’incliner, ils se sont redressés avec plus de fougue et d’emportement que jamais, et leur campagne a pris un redoublement de violence au moment même où elle aurait dû rencontrer un point d’arrêt. L’opinion s’est émue, et il y avait de quoi s’émouvoir. Elle s’est montrée impatiente et irritée, et il y avait de quoi éprouver ces sentimens, lorsqu’on a vu la propagande entreprise en faveur de Dreyfus changer subitement de caractère et revêtir la forme d’une attaque directe contre l’armée et le gouvernement, y compris les menaces de révolution sociale qui se sont à la vérité évaporées en paroles, — car il ne faut pas prendre au tragique les troubles de la rue, — mais qui étaient au moins déplacées dans une pareille affaire. Sans vouloir, en effet, diminuer en rien l’intérêt qui s’attachera toujours à la question de savoir si un homme a été condamné équitablement et régulièrement, il est inadmissible que la vie d’un grand pays y reste suspendue, et que ceux qui ne sont pas parvenus à la résoudre à leur gré cherchent aujourd’hui à imposer la solution de leur choix en quelque sorte de haute lutte, par une pression sans exemple, par une agitation sans précédent, et au mépris de toutes les considérations qui, à défaut de plus de mesure, leur conseilleraient au moins plus de prudence.

Il y a chose jugée. On ne saurait trop répéter que le respect de la chose jugée n’est pas une de ces fictions indifférentes et banales avec lesquelles il est permis de jouer. Sans lui, aucune société ne peut se maintenir dans l’ordre et la tranquillité, et qu’est-ce qu’une société qui ne présente pas ces garanties ? Est-ce à dire que la justice humaine soit infaillible, qu’elle prononce toujours à coup sûr, et que ses décisions