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d’entendre à son oreille une langue familière, de jouir, après tant de traverses, d’une sorte de bien-être, ramenèrent peu à peu la paix en son âme, la sérénité sur ses traits. L’asile qu’elle s’est choisi est la maison de Rodney-Hall, dans le comté de Norfolk, réunion de Françaises émigrées et de quelques Anglaises, dirigées par Mme de Mirepoix, et astreintes à une espèce de régie. Elle y occupe, avec Éléonore et Mme de Rosière, un modeste logement ; et cet état mitigé, sorte de compromis entre la vie du monde et la vie monastique, répond bien à ses dispositions présentes, concilie heureusement ses goûts sédentaires et le besoin qu’elle a des affections de famille. Elle y prend graduellement contact avec la société nouvelle, telle que l’ont transformée quinze ans de crises et de bouleversemens ; et sa surprise est grande de constater à chaque pas la modification profonde des façons, des idées, du langage et des mœurs. Dans tout ce qui l’entoure, dans ce milieu d’émigrés, si réfractaire pourtant au régime politique issu de la Révolution, elle cherche vainement « l’ancienne France, » et ne trouve, dit-elle, que « la Chine ». — « Je me crois l’aînée de tout l’univers, par le gothique de mes idées et de mes sentimens sur tout ce qui se voit dans ce bas monde ! » Son effarement scandalisé se traduit plaisamment dans ces lignes qu’elle adresse à son père, et qu’à certains détails on pourrait imaginer plus récentes : « Je suis prête à me persuader qu’au lieu de cinquante ans, j’en ai deux cents, par le changement de tout ce que j’ai vu et connu autrefois. Par exemple pour les jeunes personnes, au lieu de cette décence de maintien, de cette retenue, de tous ces devoirs de bienséance de notre temps, j’ai sous les yeux des culottes — très nécessaires à la vérité pour les extraits de jupes qui les couvrent — une manière de courir en faisant voir ses jambes au-dessus du genou ! Plus des simples jeux de notre enfance. Colin-maillard, les Quatre-coins avaient quelque apparence de règle : il n’en faut plus, il faut aller devant soi sans savoir où l’on va, se pousser, se jeter par terre, se rouler sur l’herbe, causer à tue-tête, rire aux éclats, déchirer ses livres pour s’en faire des papillottes, avoir des robes neuves à tout moment, mais toujours en loques… Et ce qui me confond le plus, c’est que tout cela est trouvé tout simple par les ladies, par les personnes de mon âge, de mon pays… Je m’y perds, je le répète ; et je n’entends plus rien à rien ! »

Au début du séjour à Rodney, la princesse recevait fréquemment la visite de son père et de son frère. Le duc de Bourbon