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éminent de causes profondes et, dans un temps critique, le porte-paroles de sa génération. Peu lui auraient servi, au total, les exemples d’Italie et de Bohême, si la Russie des années soixante n’avait pas lutté pour sa régénération intellectuelle ; et c’est surtout de la guerre de Crimée qu’il est issu. Ses articles, publiés dans les recueils militaires, provoquaient des controverses et formaient autour de sa personne comme un commencement de parti : un général prenait la plume pour dénoncer en lui un manque complet d’esprit militaire, pour l’accuser de ruiner la discipline et de corrompre les jeunes officiers. D’autres s’étonnaient que parlant à tout propos d’action morale et d’éducation morale, il passât sous silence les influences religieuses. Le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch, commandant du corps de la garde, intervint dans ce débat en prescrivant au jeune écrivain militaire de rédiger une instruction sur les manœuvres. C’est en exécution de cet ordre que fut écrite cette Préparation de la compagnie au combat, traduite aujourd’hui en toute langue et pratiquée dans le monde entier. Mikhaïl Ivanovitch avait cause gagnée ; dès lors une charge de professeur à l’Académie Nicolas, puis diverses fonctions d’état-major, marquaient pour lui les degrés d’un rapide avancement ; en 1873, ce général de quarante ans recevait le commandement d’une division d’infanterie.


— Ces soldats-là, les miens, poursuit-il au fil de ses souvenirs, je les ai instruits à ma manière et je l’ai bien vu alors...

Il s’arrête ; sa voix défaille et ne peut tout dire.

— J’ai vu que c’était la vérité, conclut-il d’un ton plus bas ; et, d’un coin de son grand mouchoir, il essuie ses yeux sous ses lunettes.

Devant cette évidence dont il parle, dans l’instant où sa parole, où ses larmes surtout, évoquent parmi nous des idées si belles, comment ne pas louer pour son œuvre intellectuelle ce positiviste de l’action ?

— Ai-je fait une œuvre ? reprend-il, ai-je un système ? J’entendais mettre tout en formules, et j’ai dit : Ne confondez pas les choses de l’esprit avec les choses de l’action. Mais ayez ici l’entendement, là la volonté...

Il attire à lui un papier posé sur la table, le marsch-route de notre voyage, et d’un coup de crayon distrait, trace la figure nommée en mécanique le parallélogramme des forces :