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qui applique des lois bénévoles et l’administré prolétaire, qui est censé en profiter, un dialogue s’engage, ridicule et douloureux.

« Au nom de la loi, dit l’un, je te fais propriétaire ; et sur ton domaine tu seras roi. — Mais pour cultiver, réplique l’autre, je n’ai point de ressources ; propriétaire et roi, je reste encore prolétaire, j’aime mieux promener ma vache et ma chèvre sur la vaste terre qui est toute à tous. — Sur cette vaste terre, reprend l’administrateur tout fier encore, tu étais gêné par le contact d’autrui ; sur ta terre à toi, tu seras seul maître. — La solitude peut convenir au riche, riposte le pauvre homme ; mais pour moi qui n’ai rien, la solitude, c’est la détresse. Que pourrai-je faire de ton cadeau, à moins que je ne le vende ? — Halte-là, interrompt le donateur officiel : tu n’as pas le droit de vendre ta terre avant dix ans (ainsi l’ont décidé Joachim Murat en 1808, Ferdinand de Bourbon en 1816), pas même avant vingt ans (ainsi l’a voulu Ferdinand II en 1852) ; tu ne l’hypothéqueras pas non plus, tu y vivras. — Mais je n’ai rien pour en tirer parti ; me condamner à y vivre, surtout à en vivre, c’est me condamner à y mourir de misère. » Et comme la conséquence est quasiment inévitable, comme le bon sens de l’indigent réfute les abstractions du légiste, comme la faveur de la loi, jetant un homme nu sur une terre nue, n’est rien moins qu’une absurdité, il en résulte que les multiples édits ayant trait à la répartition des biens domaniaux et communaux ne furent, au cours de notre siècle, appliqués que par saccades, par soubresauts, avec des oscillations volontaires, des complaisances illégales, et de longs intervalles d’une léthargie systématique.

En raison même de ces scrupules et de ces haltes, la question domaniale, souvent tenue en suspens, jamais mise en oubli, trouble depuis cent ans l’Italie méridionale. Ce n’est pas tout de déchaîner des révolutions : le principal est de les ratifier et d’y poser un terme par-là même qu’on y appose un sceau. Ce fut en France l’œuvre de Napoléon : il supprima les points d’interrogation que la Révolution laissait après elle, et il confirma définitivement, ou bien il voila pour longtemps, les espérances qu’elle avait suscitées. L’Italie méridionale n’a point eu son Napoléon, et la question même qui touche le plus aux intérêts et au cœur de chacun, la question du sol, est demeurée, comme l’écrivait, en 1882, M. le député Fortunato[1], la vraie question sociale des

  1. Fortunato, la Questione demaniale nelle provincie Napoletane ; Rome, 1882.