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seul discernement pour juger des circonstances qui entraînent l’accomplissement de ce droit. S’il ne tue pas quand il le faut, le factionnaire passe en jugement ; s’il tue quand il ne le faut pas, il passe encore en jugement[1]... »

Ainsi des responsabilités fatales évoquent par-dessus cette tête la grande mort qui étend ses ailes sur nous tous, soldats ; et c’est aussi la mort que montre ici du doigt l’instructeur suprême, le généralissime. Appuyé sur ces épaules et penché vers ces âmes, il détaille, il commente les termes du code ; par la constante incidence des mêmes mots sur les mêmes cerveaux, par une infinie répétition, monotone comme la vie même et qui fait en effet partie de sa vie, il mêle justement la loi à la vie, à cette vie russe, incertaine encore, incapable d’ordre, et par là d’effort utile et de durable volonté. Ouvrier de sa besogne, il sait l’extrême difficulté qu’il y a d’apprendre quelque chose à quelqu’un, il connaît sa matière et ne s’irrite pas contre elle : plus elle est dure, plus longtemps elle gardera sa forme. Et quant à l’outil, laissant là sa propre langue, sa langue moderne riche de termes abstraits, de tours littéraires, de dictons populaires et de réminiscences françaises, il parle moujik, il use de je ne sais quel vieil idiome slave où le mot n’est plus une chose légère et volante, mais un soc pesant, propre à défoncer les consciences.

— ... Et quand le prisonnier s’enfuit. Souviens-toi bien, frère, c’est la chose qu’il ne faut pas oublier. Quand le prisonnier s’enfuit...

Il poursuit ; eux tournent vers lui leurs yeux pleins d’un dévouement naïf, sincère, infini. Puis, congédiant lui-même les écoliers :

— Ecoutez mon commandement ! dit-il, la canne levée ; au pas de course, à vos casernes !

Ils se retournent, point très vite, mais le plus vite qu’ils peuvent, cherchent leur direction, se bousculent et, d’un gros mouvement que retarde le poids de leurs bottes, se dispersent en criant : Hourra !

Eux partis, les traîneaux qui filent de nouveau en nous éclaboussant longent un arc de triomphe désolé, gagnent la campagne, s’arrêtent devant des hangars pleins de matériel d’artillerie ; notre journée s’achève là, dans les cuirs, dans les graisses et dans

  1. Préparation de la compagnie au combat.