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police s’en va las, crotté, essuyant son front ; l’autre tout frais, prêt à prendre les de vans, attend que les chevaux soient attachés à la flèche. Cependant un pope, coiffé de la kamilavka violette, est venu saluer au passage le commandant des troupes ; sans descendre de son siège, il range simplement roues contre roues sa charrette en forme de bateau, il accoste comme s’il voulait embarquer le général.

Des verstes, des verstes encore, jusqu’à rencontrer devant soi un bourg d’aspect européen ; les maisons ont des étages, les rues ombragées semblent des boulevards ; c’est la colonie allemande de Dounaevtzi. Grande halte chez un propriétaire polonais, autrefois rencontré à Kief ; il avait posté des guetteurs sur la route et nous attendait depuis le matin. Ce domaine hérité de son père, — les Polonais héritent en Podolie, s’ils n’y peuvent acheter, — le détient bien loin du monde ; la vieille maison vide et triste, les affaires de la culture hasardeuses et difficiles, la gare de Proskourof à 80 verstes, Odessa et Kief à deux jours de trajet, Nice à une infinie distance ; voilà sa vie, qu’égaient seuls les journaux de Paris. Un cousin, venu pour l’aider à faire ses honneurs, renchérit sur le thème de l’isolement complet et de l’ennui fatal ; sa ressource à lui a été d’installer dans son parc un tir aux pigeons. Causant ainsi, nous descendons la pelouse semée de violettes, nous longeons l’étang où des saules pleureurs mouillent leurs branches chargées déjà de bourgeons, et, par la vaste orangerie-où se meurent quelques vieux arbustes, nous revenons vers la salle à manger.

Des corbeilles de fleurs couvrent la table ; un vieux domestique aux mains prudentes verse un vin centenaire dans les gobelets de cristal ; et la gentillesse polonaise, offrant la chère délicate, double vraiment la saveur des choses et le prix de l’hospitalité. « Nous arrêterons-nous au retour dans sa gentilhommière ? ou plutôt ne reviendrons-nous pas à l’été ?... » Sans oser promettre, on remercie du moins en prenant congé. Et de nouveau les roues ronronnent ; le vent siffle, le soleil descend.

Une coupole d’or se lève mystérieusement derrière le contour du paysage ; elle brille là comme un phare ; nous allons, elle demeure toujours et s’éteint à la fin sans que le clocher ait émergé du sol. Le comte G..., venu autrefois ici en voyage d’état-major, explique le phénomène. C’est que les cours d’eau, parallèles au Zbroutch, fleuve frontière, parallèles entre eux et parallèles à notre