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la beauté de leurs visages caucasiens charme les yeux hantés encore par ces vilains masques d’Orenbourg. Trois s’en vont sagement au pas, portant entre eux le fanion bleu du général ; les autres se répandent dans les champs, tirent des coups de feu, se laissent pendre la tête en bas, mènent d’extravagantes voltiges, — et voilà leur manière d’escorter. Une fanfare, dont les cadences font danser sous les cavaliers les minces petits chevaux de Kabarda, se range ensuite derrière la voiture ; et c’est aux sons d’une valse internationale que nous entrons dans ce réduit de Podolie.

Des lumières étoilent déjà le plateau ; par-dessus les toits, un minaret s’effile vers le ciel, jalon que les Turcs ont laissé là pour mesurer derrière eux leur immense recul. Passant sur le pont, on découvre la hauteur du rocher qui porte la ville et la profondeur du ravin qui la défend ; une fraîcheur monte du gouffre où le Smotritch écume et bruit. Si net est le tracé, si roides les escarpes de ce fossé naturel, qu’on le croirait construit par les hommes ; mais bien avant qu’ils eussent paru sur la terre, la rivière perpétrait déjà pour eux ce lent travail ; usant la pierre au rabot de ses eaux, elle assurait ce refuge aux soldats d’autrefois, d’aujourd’hui, de toujours.

Après leur accueil cosaque, après leur hospitalité gaie, copieuse et cordiale, après les beuveries elles musiques, nous n’avons plus, le comte et moi, la ressource de remettre à demain les affaires sérieuses ; l’aiguille a dépassé minuit. Deux cosaques se dressent sur notre seuil ; comme nous les envoyons se coucher, ils répondent qu’ils ne dormiront pas ; ils veulent veiller, ils veulent servir, et, marchant sur la pointe des pieds derrière la porte mal jointe, ils emportent leurs brocs, rapportent de l’eau, astiquent et brossent jusqu’à ce que l’aurore, abrégeant l’insomnie, vienne ajouter le jour au jour.

Le champ de manœuvres est inondé déjà de lumière et de chaleur. De loin, les cosaques apparaissent comme une ligne noire et rouge hérissée de hachures obliques qui sont leurs carabines portées en sautoir, cachées dans des fourreaux de poil de mouton. De près, leur alignement ne paraît plus irréprochable, et la vérité m’oblige à dire que leur immobilité sur les rangs n’est pas complète ; mais chacun d’eux, sous son costume oriental et ses armes de prix, semble un chevalier servant pour son plaisir ou pour l’honneur de sa maison. La tcherkesska, ample vêtement noir dont le nom seul rappelle l’origine montagnarde, laisse voir