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rythmiques et concertés, sonnent en cadence le boun-tchouk[1]. Entrant dans leur cercle, un danseur mince et gracieux, aux yeux étranges, au visage olivâtre, et, sauf son kindjal dont le fourreau d’argent bat à sa ceinture, noir de la tête aux pieds, exécute un pas tzigane. Deux autres commencent la lizguinka, poursuite circulaire qui se développe à petits pas, avec des ports de tête et des gestes de bras ; autour d’eux les voix chevrotent, les mains claquent rythmiquement. Des détonations éclatent ; les deux figurans s’arrêtent, se font face en vociférant, repartent par saccades régulières et pivotantes : ainsi la mélopée et les coups de feu mêlent ici la guerre et l’amour, ces deux inspirations du primitif.

Mais bientôt le bruit, les sons, la fumée les ont tous grisés ; un ouriadnik[2] barbu, lançant des regards furieux, entre dans le cercle et s’y démène comme un possédé ; une bourrée générale se déchaîne, par-dessus laquelle tournaillent et tressautent les bountchouks échevelés.

— N’est-ce pas que nous les battrons ? me demande un officier tout noir de poussière, en montrant la direction de l’ouest. Et souriant à ma surprise, embrassant d’un grand geste tous ces frénétiques :

— C’est leur âme ! me dit-il gaîment.

Comment traduire en français ces trois mots russes, comment en exprimer l’étrange pouvoir ? L’âme étrangère qui cherchait à comprendre, tout d’un coup vient à sentir. Elle sent passer sur nous, elle voit s’envoler dans l’air avec les fumées de poudre, monter au ciel, à travers le feuillage, cette force mystérieuse, réelle pourtant, qui rit, palpite, vit, chante, danse, aime et combat, et qui est leur âme...


ART ROË.

  1. Chapeau chinois.
  2. Sous-officier.