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d’hommes de qui la médiocrité a été le véritable crime ! Une sorte d’inconscience semble présider aux actes incompréhensibles du maréchal. L’impression dernière reste énigmatique et louche. L’indignation y est tempérée par la stupeur.

L’armée que commandait Bazaine était une admirable armée. Elle comprenait de vieux régimens qui avaient fait leurs preuves en Crimée, en Italie, au Mexique. Elle a été malheureuse. Je m’excuse auprès de MM. Paul et Victor Margueritte si je les félicite de n’avoir pas cru qu’il convînt d’injurier cette armée malheureuse. Mais quoi ! Ce n’est pas dans des relations allemandes, c’est bien dans un livre français qu’on nous a montré nos soldats comme un ramassis de brutes pillardes et couardes, travaillés par l’indiscipline et les passions les plus basses, atteints surtout de lâcheté, jetant leurs sacs, jetant leurs armes, détalant à travers champs de toute la vitesse de leurs jambes, de tout l’affolement de leur peur galopante, et pareils à des lièvres. Mais, au contraire, c’est de ne pas agir, c’est de s’abriter dans ses campemens, c’est de ne pas aller au danger et à la mort que se plaint cette armée de Metz. Elle attend un signal. Elle l’appelle de toute l’énergie de son courage exaspéré, dans une impatience croissante. Elle veut qu’on l’envoie se faire tuer. Sitôt l’ordre donné, ce sont des visages qui s’éclairent, c’est l’enthousiasme, l’entrain, la gaieté. « Un chef qui les menât ! Voilà ce que tous réclamaient, du commandant de corps au plus humble fantassin. Du Breuil à présent connaissait ces innombrables visages empreints tantôt de morne lassitude, tantôt de rage sourde, ces yeux qui ne comprenaient pas, ces bouches qui crachaient l’invective, ces bras qui retombaient de stupeur. Pas un geste qui n’exprimât le douloureux étonnement de tant de forces sacrifiées, perdues. Une vie ardente renaissait maintenant sur les faces, un éclair brillait dans les yeux, à la pensée de se battre enfin, non plus sur une position gardée, mais tambours lançant la charge, en avant, avec la vieille furie française. » Puis, en pleine marche en avant, il faut s’arrêter. En pleine victoire, il faut se replier. Pourquoi ? Pourquoi évacuer les positions d’où on vient de déloger l’ennemi ? Pourquoi abandonner le terrain qu’on a jonché de ses morts ? Donc elle rentre, frémissante, cette armée que paralysent des ordres inexplicables, elle subit ces alternatives lassantes d’espoir et de déception, honteuse d’elle-même, et de cette impuissance à laquelle on la condamne. Puis, c’est le départ, le morne défilé dans la boue, dans le froid, dans la misère. Beaucoup sont tombés là-bas, héros obscurs qui ne demandaient pas qu’on retînt leurs noms, mais qui étaient en droit d’espérer que leur