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sens que je vais dormir du grand sommeil. Je trouverai le repos, le calme ; c’est si bon ! »

On croit généralement que la misère imméritée est plus grande à Paris pour tous les corps de métier l’hiver que l’été ; c’est le contraire qui est vrai, pour l’alimentation et le vêtement, parce qu’il y a plus de chômage l’été que l’hiver : par suite du départ des personnes riches pour la campagne, les fournisseurs, bouchers, boulangers, pâtissiers, ainsi que les modistes, couturières, etc., renvoient une partie de leurs ouvrières. Pour toutes les femmes qui vivent de la couture, le travail est moins abondant l’été. Pendant les mois de juin et de juillet derniers, j’ai constaté plus de suicides par misère que pendant l’hiver[1].

Si des ouvriers, si des ouvrières, en temps normal, en bonne santé, manquent quelquefois de travail et se tuent de désespoir, combien leur situation devient-elle plus cruelle, quand la maladie leur rend le travail impossible ! Le 4 septembre 1897, un ajusteur mécanicien, âgé de vingt-six ans, atteint d’une maladie nerveuse, forcé de suspendre son travail, quitte son atelier, rentre à son domicile, prend un revolver et se tue après avoir écrit les lignes suivantes : « Lorsque l’on est obligé de travailler pour vivre et que l’on ne peut plus travailler, quand on n’a pas le caractère à mendier son pain, on n’a qu’une chose à faire ; je la fais. » On sait combien il y a de phtisiques à Paris, surtout dans les quartiers mal aérés. Il arrive un moment où l’ouvrier atteint de phtisie ne peut plus travailler ; il épuise vite ses ressources, la misère vient, alors le désespoir s’empare de lui et il se tue, comme cet ouvrier serrurier, que la phtisie força à suspendre son travail. Au bout de quinze jours, ses économies épuisées, il vendit un à un les quelques objets qui lui restaient, puis il s’asphyxia, après avoir tracé ces deux lignes : « Je désire être enterré

  1. D’après M. d’Haussonville et M. Charles Benoist, le salaire de la couturière en lingerie descend jusqu’à 1 fr. 25 par jour ; celui de la couseuse de sacs à 0 fr. 75, 0 fr. 60. Ces chiffres, donnés par eux en 1883 et en 1895, ne me paraissent pas avoir changé. Une couturière, femme d’un ouvrier tailleur, qui s’était suicidé, expliquant le motif du suicide de son mari, disait : « Mon mari n’avait pu se procurer de l’ouvrage depuis trois semaines. Je ne gagne moi-même que 0 fr. 50 par jour, ce qui était insuffisant pour notre nourriture et notre entretien. »
    Les grands magasins de Paris, à l’exception de la Belle-Jardinière qui paye bien le travail, ont amené une grande baisse sur le salaire de la couturière, parce qu’ils donnent beaucoup de travail en province. Les couvens aussi, en faisant beaucoup de bien d’un côté, font du mal d’un autre côté, en prenant les travaux de couture à un prix dérisoire. Rien n’est plus complexe, plus difficile à résoudre que les problèmes relatifs à la misère et à l’assistance.