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l’immoralité des dieux du paganisme : mais tout le développement est d’un très beau lyrisme sensuel ; et la scène de tentation plus directe et plus concrète qui vient ensuite est proprement délicieuse. Et l’apparition de Johannès sur son gibet, dans l’amphithéâtre vide et aveuglant de lumière, est saisissante, d’abord, puis « amusante », parce qu’on cherche malgré soi comment il peut tenir là-dessus et qu’on se demande si les cordes lui font vraiment mal. Et Mlle Moreno est exquisement neigeuse, et les cuisses de M. Paul Mounet sont impressionnantes. Et, bien qu’ils soient sans âme, et « beaux » plus souvent que « bons », les vers de M. Richepin sont tour à tour un divertissement et un éblouissement, et ils se suffisent à eux-mêmes ; et c’est eux, non le drame, qu’il faut aller entendre. Et je suis donc heureux que le succès de la « première » ait été éclatant.

Les comédiens jouent la pièce, les uns avec leur talent, les autres avec leurs tics, tous avec leur science accoutumée.

Il n’est pas probable que le mois prochain nous apporte beaucoup de nouveautés. Je pourrai donc vous reparler à loisir de la curieuse pièce de M. Romain Coolus : Lysiane.

Lysiane, femme brillante, passionnée, séduisante et aimant à séduire, qui a l’imagination la plus riche et le cœur le plus tendre en même temps que la plus naïve et la moins offensante adoration de soi, s’est violemment éprise d’un homme tout à fait indigne d’elle. Un de ses amis, Silvain Brière, la délivre, sans la prévenir, de ce misérable. Lysiane, quand elle l’apprend, se révolte,… puis se décide à aimer son sauveur… La pièce, d’un style parfois trop livresque pour mon goût, contient deux scènes supérieures, et agite une intéressante question morale : « A-t-on le droit d’intervenir, — à son insu, en la faisant souffrir et contre son gré, mais pour son bien — dans la vie d’une personne qu’on aime ? »

Mais je me contenterai aujourd’hui de saluer affectueusement le retour de Mme Sarah Bernhardt. Lysiane, abstraction faite de la « fable », lui ressemble un peu, et même beaucoup ; et je crois que l’auteur l’a voulu ainsi. Mme Sarah Bernhardt n’avait donc qu’à être elle-même, telle que ses amis la connaissent. Elle a eu, dans les scènes légères du rôle, un charme de séduction qui a pu paraître affecté (de quelle jolie et fine affectation ! ) et qui pourtant ne l’était point ; et, dans la scène où elle s’insurge contre l’ « attentat » moral de son hardi libérateur, elle a été, une fois de plus, la tragédienne devant qui toutes pâlissent.


JULES LEMAITRE.