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duré la domination française les seigneurs, hauts justiciers autorisés à percevoir les amendes, répondaient de la nourriture des enfans trouvés dans le ressort de leur juridiction ; mais il y avait de singuliers abus, les sages-femmes, chargées de les placer, allant jusqu’à vendre parfois ces petits malheureux aux sauvages. Après la conquête anglaise, ce fut bien pis ; le nouveau gouvernement refusa de contribuer en rien à cette œuvre. Alors intervint Mme d’Youville, que le roi avait appelée quelques années auparavant à l’administration de l’hôpital de Montréal, elle et ses assistantes, les « demoiselles de la charité ». Mme d’Youville, sans rien calculer, se déclara prête à recevoir tous les enfans trouvés qu’on lui apporterait. Déjà Mme Legras avait donné en France un pareil exemple ; mais pour la première fois il était suivi en Amérique.

Afin de suffire aux dépenses de sa maison, qui prenait ainsi de nouvelles charges, au lendemain d’une guerre de Sept ans, Mme d’Youville dut faire tous les métiers, se livrer au commerce, à l’industrie, exploiter des carrières, fabriquer de la bière, du tabac, prendre des animaux en pacage, troquer avec les Indiens, organiser des services de bateaux et de transport en général, mais d’abord travailler de ses mains et recevoir des pensionnaires. Les dames âgées des meilleures familles devinrent ses collaboratrices en allant volontiers loger chez les Sœurs grises ; elles trouvaient là bonne compagnie ; la plupart des grands noms du Canada figurent sur le registre où s’inscrivent encore beaucoup de douairières contentes de vieillir et de mourir au couvent, comme c’était si souvent l’habitude dans la mère patrie du XVIIe siècle. Et les Sœurs grises continuent à s’évertuer sans relâche au profit de leurs chers pauvres ; elles font des hosties, elles coulent des cierges, elles brodent des ornemens d’église, elles fabriquent des liqueurs, elles sont expertes en pharmacie, elles vendent des objets de piété. L’une d’elles, qui a passé de longues années en mission chez les sauvages et y est devenue chirurgienne, a un cabinet de dentiste ; une autre fait de la sculpture en cire, des enfans Jésus, des têtes, des mains, des pieds de grandeur naturelle qui, complétés par des vêtemens plus ou moins pittoresques, sont exposés dans les châsses d’églises. Ces saints de cire et d’étoffe ont de vrais cheveux, des plaies béantes et le sang du martyre à la gorge ; il y en a d’une réalité saisissante.

L’administration des biens de la communauté n’est pas la moindre besogne des religieuses. Il faut voir les grands livres de