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En art, comme en tout du reste, la collectivité est impuissante où l’individu ne parle pas ou n’agit pour elle. Le peuple désire, l’artiste exprime ; et consciemment ou non, l’architecte ne construit que des exigences contemporaines. Parfois, il lui suffira d’un regard sur les choses pour créer un type : la juxtaposition de certaines lignes, le hasard des portées de deux masses suggérera à un œil attentif une proportion nouvelle, une disposition inattendue. Qui peut dire dans quelle mesure cette fameuse invention de l’ogive[1], qui a soulevé tant de controverses, ne fut pas un jour dans l’heureuse fortune de l’intersection fortuite de deux cintres ? Et puis, qui a vu le premier se produire le fait merveilleux, ou le hasard providentiel, de l’heureux maçon de Mycènes, ou de l’habile architecte du Caire, ou encore du beau maître ès œuvre debout devant la cathédrale naissante, en ce violent et passionné XIIIe siècle ? Nul ne sait trop, car l’ogive se voit ou se devine en ces trois points, si distans, du monde ; et puis qu’importe encore, si elle a exprimé à son heure, cette fine et pieuse ogive, et Dieu sait avec quel mystique élan de toutes les forces de la pierre, l’admirable élancement des âmes chrétiennes vers l’infini ?

Admirons donc simplement cette nouvelle et divine efflorescence de la matière, et comme de l’art roman, de la muraille sobre, austère et nue, reflet des temps plus sombres et plus pauvres, va jaillir cette prodigieuse forêt gothique. L’art roman, si noble à Caen ou à Vérone, à Poitiers ou à Aix-la-Chapelle, sortait directement, légitimement, de l’art antique, entretenu par l’admiration des monumens anciens encore debout à Rome, mais peu à peu transformé sous l’influence du goût oriental, que rapportait de Byzance, avec le sens renouvelé des mystères, la religion nouvelle. Ainsi cet art grec, que nous avons vu puisé

  1. Le mot ogive, qui s’écrivait aussi augive, servait à désigner les nervures diagonales qui, à partir du XIIe siècle, renforcent les voûtes d’arêtes. Il fut étendu, plus tard seulement, à la désignation spéciale, et il est resté dans la langue avec ce sens, d’un arc formant un angle curviligne. Les voûtes qu’on peut se figurer formées par pénétration, sous un angle variable, de deux voûtes cylindriques, s’appellent voûtes d’arêtes. Enfin l’arcade à tiers-point, ou ogive équilatérale, qui domina pendant toute la belle époque du XIVe siècle, en remplaçant presque exclusivement alors les formes primitives de l’arc à plein cintre brisé et de l’arc en lancette du XIIIe siècle, est formée par des arcs qui ont leur centre chacun à la naissance de l’arc de cercle qui lui est opposé, et qui sont décrits avec un rayon égal à l’ouverture de l’arcade, de façon à enfermer exactement un triangle équilatéral. (Bâtissier, 495-96.)