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comme on prouve que le carré construit sur le plus grand côté d’un triangle est égal à la somme des carrés construits sur les deux autres côtés ? — Qu’ils les disent ! N’ont-ils, au contraire, que le genre d’autorité que donne l’adresse à exprimer, mieux que nous ne pouvons le faire, notre propre sentiment obscur, inconscient, devant une œuvre d’art ? — Qu’ils l’expriment ! Mais dès l’instant qu’ils n’ont pas plus que nous la pratique supérieure des arts, qu’ils ne produisent point de démonstration mathématique, et qu’ils n’expriment pas le sentiment public, mais bien le sentiment contraire, leur jugement n’a plus que la valeur d’une impression personnelle, c’est-à-dire la valeur qu’a le jugement de chacun de nous. Il est vrai qu’ils ont peut-être vu plus d’œuvres d’art, se sont promenés dans plus de musées, mais, comme l’écrivait un jour M. Whistler, le policeman de la National Gallery, lui aussi, a vu beaucoup de tableaux dans sa vie. Est-il, pour cela, un infaillible arbitre du Beau ? La critique d’art, a-t-on dit avec raison, est une magistrature qu’un écrivain s’attribue à lui-même et que le public lui confirme. Or, que nos critiques se soient attribué cette magistrature, c’est évident, mais que le public la leur ait confirmée, c’est infiniment plus douteux, et dans le cas du Balzac, le public presque tout entier, bien loin de ratifier le jugement, l’infirme par ses exclamations.

Toutefois, il a peur de se méprendre, et comme il lui est arrivé en d’autres cas d’être épouvanté par des œuvres promues à la dignité de chefs-d’œuvre et marquées, dans le Bædeker, d’un ou de plusieurs astérisques, il hésite entre son goût naturel et l’assurance imperturbable des critiques d’art. Il tourne autour du monolithe avec inquiétude. Il tourne comme un chasseur qui cherche à distinguer au plus haut d’un arbre un coq de bruyère, caché par les feuilles, dans la nuit. On dit qu’il y a là « un taureau littéraire », ou « une pyramide plongeant au-delà des extériorités dans le gouffre des sensations », ou encore « un visage de lumière », quelque chose qui annonce « l’amant de la vie, l’homme vaincu, l’œuvre victorieuse ». Mais de quel endroit peut-on bien voir toutes ces choses ? Il va se placer d’abord près du buste de bronze par M. Vibert, un homme barbu, à chevelure massive, à l’épaule nue ; puis, comme il ne voit rien, il s’en va de l’autre côté, près de l’Hamadryade de Mlle Claudel, mais là, il voit moins encore. Il se recule jusqu’à se placer entre le sphinx de M. Muller et Incantations de M. Michel Malherbe. Là, enfin, grâce à la ligne du dernier pilier de la colonnade