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s’avance. Il passe, plié dans son manteau, qui, comme son génie même, le désigne et l’isole. Ce qu’il y a de monacal, le capuchon, retombe vide, et ce qu’il y a d’inesthétique, les manches, pend dédaigné. Les cheveux, dont le fouillis réjouit les artistes capillaires de la sculpture, mais désespère les synthétistes, sont massés en un nimbe monumental. Parce que le Balzac a le cou gros et court, son cerveau est à peu de distance de son cœur. Son front se lève sous l’énorme voûte de fer et de verre, de force et de clarté : ses yeux semblent regarder en dedans un spectacle qu’il est seul à voir. Il n’aperçoit ni la foule mouvante, ni les marbres immobiles, ni les groupes d’où montent les quolibets, ni les oiseaux logés dans le faîtage d’où tombent des gazouillemens, ni cette succession d’arceaux, de fermes, qui s’arrondissent là-haut et, jusqu’au bout de la galerie, se courbent sur les milliers de têtes, gigantesques et tutélaires, comme des arcs-en-ciel de fer…

Mais ce n’en est pas moins là une ébauche, une intention, une idée qui peut être déjà belle à notre âme, parce qu’elle est conçue, mais qui ne sera belle à nos yeux que lorsqu’elle sera réalisée. C’est une ébauche, — et si l’on veut que ce soit un symbole, c’est le symbole, hélas ! de l’art moderne, de l’art nouveau épars dans ces galeries, le symbole des mouvemens sans cohérence et des tentatives sans résultats où le Réalisme, puis l’Impressionnisme, puis le Symbolisme se sont épuisés depuis trente années. On détruit les traditions de notre grand art classique, mais par quoi les remplace-t-on ? On démolit, mais sait-on ce qu’on va construire ? C’est, dans cette galerie et dans l’art, l’image trop frappante de ce qui se passe, au dehors, dans la Ville et dans la vie. Sortons de ce Palais des Machines, nous nous trouverons dans un désert de décombres, de plâtres écroulés, de restes de fermes en fer, de tranchées, de détritus et de cloaques. Ce sont les ruines de l’Exposition de 1889. Aux Champs-Elysées, autres décombres : ce sont les ruines de l’Exposition de 1855. Auprès de la Seine, autres décombres : ce sont les ruines de la Cour des Comptes.

Et ce sont ces dernières, à bien considérer, qui marquent cependant la moindre des révolutions qui se sont faites dans notre état social. L’acte qui détruit, en temps de guerre et de fureur, un monument, peut être blâmable, mais il est accidentel comme les circonstances qui l’ont amené et sans conséquences pour l’avenir. Mais lorsqu’en pleine paix, un peuple décide de faire des ruines