Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/710

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelquefois, de la réalité sculpturale et plastique. Quand M. Mottl, d’un bras lassé, lourd et ployant de tristesse, guide les premiers pas du funèbre cortège de Siegfried, son attitude seule trahit le sublime deuil qu’il mène. Et que le geste est beau, plus tard, lorsque ce bras impérieux, frémissant, va dans les abîmes de l’orchestre chercher les germes sonores, pour les amener à la surface et les faire éclater, fleurir en pleine lumière ! Il serait fâcheux que le chef d’un orchestre symphonique, et cet orchestre même, fût caché. Nous y perdrions la perception de correspondances mystérieuses, mais qui se découvrent parfois, entre le mouvement et le son. Et pourtant, bien que visible, ou plutôt parce qu’il est visible seulement, cet interprète souverain est l’interprète idéal par excellence. De tant d’effets harmonieux, il est la cause muette. Auteur et créateur actuel d’un monde sonore, il en est le créateur silencieux. Il semble en dehors et comme au-dessus des sons, matière de l’œuvre à laquelle il préside ; de même un grand capitaine domine la matière, humaine et sanglante, de la bataille ou de la victoire dont l’idée seule est en lui.

Du personnage complexe qu’est le chef d’orchestre, nos hôtes nous ont offert des exemplaires très variés. M. Weingartner, dont le visage rappelle vaguement celui de Beethoven jeune, a conduit avec infiniment de poésie, d’une baguette souple et qui semblait de fée, le scherzo du Songe d’une nuit d’été. Les cliens de M. Lamoureux eux-mêmes n’ont pu refuser les honneurs du bis à Mendelssohn, un des grands compositeurs qu’ils font profession de mépriser le plus.

De l’ouverture du Freischütz, M. Weingartner a restitué, d’après les traditions de Wagner, le sens exact et la véritable beauté. Mais où le jeune chef berlinois a triomphé surtout, c’est dans la symphonie en la de Beethoven, que, peu de jours après, M. Mottl à son tour a dirigée. Rassurez-vous, je ne pousserai pas trop avant un facile et vain parallèle. Je voudrais seulement partager, pour ainsi dire, le dernier morceau de la symphonie entre l’une et l’autre interprétation. Bien qu’elles n’aient rien eu de commun, le finale est assez beau, de beautés assez diverses, pour les faire légitimes, admirables même toutes deux. La figure de ce finale est double : par le mouvement circulaire, il est un tournoiement ; il est un conflit, une contradiction, par la terrible accentuation du temps faible. M. Weingartner a surtout accusé le premier caractère. De ses mains légères, arrondies, il a pour ainsi dire fouetté le finale ; il l’a fait mousser, écumer à gros bouillons. Mais les mains qui précipitaient le tourbillon sonore le contenaient aussi, le ramenaient au centre, l’empêchaient de déborder et de se répandre.