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III

Mon confrère Anatole France constatait récemment « une sorte de contradiction entre la tendance démocratique de la nation française et l’organisation basée sur la discipline et la hiérarchie de notre armée ». Je ne pense pas qu’il lui soit venu un seul instant la pensée que ni la discipline ni la hiérarchie puissent être présentement, l’une et l’autre, abolies dans l’armée française non plus que dans aucune autre armée. Il se contente certainement de déplorer que le sacrifice de l’opinion et de la volonté individuelles aux œuvres de la force armée, bien que si peu conforme, si odieux à l’idéal démocratique, n’en soit pas moins requis par l’une de ces survivances du passé, par la guerre, dont il ne songe assurément pas à nier la persistance non moins réelle qu’abominable. Personne n’est en possession de la supprimer sur-le-champ ; tout ce qu’on peut tenter, c’est de gagner peu à peu toutes les nations à l’idée d’y substituer l’arbitrage pour régler les différends internationaux. Encore cette tentative est-elle condamnée à un succès fort lent et même aléatoire, car supposer que les nations les plus fortes renonceront par esprit de justice et de charité à l’avantage qu’attend de son organisation militaire chacune d’elles sur ses rivales, c’est vraiment beaucoup présumer de la générosité humaine. Quoi qu’il en soit, l’arbitrage n’est encore accepté que dans un nombre infime de différends secondaires où chaque partie craint d’avoir plus à perdre qu’à gagner aux risques de la guerre.

Les considérations, que j’ai citées, d’Anatole France sont purement platoniques. Peut-être les a-t-il, vu la gravité des débats actuels, complétées par d’autres d’une portée pratique. J’attends son projet de loi, à moins qu’il n’ait comme moi la prudence de s’en référer à des légistes complètement initiés aux problèmes de l’art de la guerre et convoqués pour une discussion approfondie.

Il serait, sans doute, bien désirable que l’évolution morale de l’espèce humaine en affectât tout l’organisme à la fois, même cet organe atavique, reliquat de l’état sauvage, la force armée, à la condition, bien entendu, que la discipline, qui en maintient l’unité fonctionnelle, trouvât un équivalent qui s’adaptât au progrès de la civilisation.