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mauvaises récoltes consécutives il atteignait des prix extraordinaires.

Ce double inconvénient se faisait sentir dans la même région, à peu d’années d’intervalle, ou la même année, entre deux régions médiocrement éloignées, parce que l’opinion publique d’autrefois pratiquait le protectionnisme au rebours de celle d’aujourd’hui. Préoccupée de l’intérêt du consommateur qu’elle craignait toujours d’affamer, elle se montrait insensible à l’avilissement des prix, qui ne préjudiciait qu’au cultivateur, et très inquiète au contraire de leur élévation. Un seigneur du littoral obtient-il de construire une forteresse, c’est à la condition expresse qu’il s’engage à ne pas exporter du blé par mer.

C’est par eau en effet que se font les rares échanges de cette époque ; c’est ainsi que l’Italie importe au XIVe siècle des grains d’Orient, que la Poméranie expédiait au XVe siècle son orge en Suède, son seigle en Écosse et en Hollande. C’est par le port de Saint-Valery-en-Caux, qu’Espagnols et Bretons exportaient sous Louis XI les blés picards, achetés au célèbre marché de Corbie. Voiturer des grains par terre à des distances considérables, il n’y fallait pas songer. Un court trajet les grevait de charges énormes : pour conduire un hectolitre de blé de Rouen à Amiens, en 1478, il en coûte le tiers de sa valeur en port, courtage, péage et octroi. Pour une quotité moindre, on amène actuellement au Havre le froment du Far-West américain, embarqué à Chicago.

Aux dépenses apparentes de transport se joignaient des faux frais difficiles à chiffrer. Ainsi, la sortie des blés étant interdite en principe, pour délivrer un permis d’exportation, le souverain dans les petits Etats, le gouverneur dans les provinces, se faisait volontiers donner une forte somme, qui augmentait d’autant, pour le consommateur, la valeur de cette denrée. Le marchand, il est vrai, était souvent obligé de céder ses grains au prix que les autorités avaient fixé, suivant leur bon plaisir. La puissance sociale, en agissant de la sorte, croyait servir les intérêts du public ; mais, au contraire, lorsque « messieurs de la maison de ville » édictaient des maxima au-dessous du cours normal, « leur prudence, au dire d’un écrivain du XVIe siècle, tournait à nuisance » ; il ne venait plus de blé. Le trafic, violenté, se dérobait ; mais peu importe aux administrations du moyen âge ; elles croient pouvoir supprimer son rôle ; même elles l’invitent à ne pas aborder cette branche maîtresse de l’alimentation, où tout gros négociant leur